Poursuivi en justice par l’ordre des journalistes, le rassemblement de membres de la profession qui a décidé de créer une sorte d’"ordre de l’ombre" se voit menacé d’une décision pour le contraindre à se taire et cesser ses activités.

L’avocat de l’ordre des journalistes, Antoine Houeiss, a déposé vendredi 17 décembre une plainte auprès du juge des référés au palais de justice de Baabda, Élias Moukheiber, contre le Rassemblement pour un ordre des journalistes alternatif, un groupe de journalistes qui cherche à organiser une sorte de shadow cabinet pour contrôler et demander des comptes à l’instance syndicale et paver la voie à un changement au sein de cette dernière.

Objectif de la plainte: empêcher le rassemblement d’entreprendre toute forme d’activité par le biais des médias audiovisuels et électroniques et de publier des informations, déclarations ou articles de quelque nature que ce soit sous peine de se voir infliger une amende de 100 millions de livres libanaises pour chaque infraction.

Cette mesure a vite suscité une réaction de la part des associations de défense des droits de l’homme, à l’instar notamment du centre SKeyes pour les libertés médiatiques et culturelles, qui a qualifié dans un communiqué la démarche de "dangereuse et étrange, surtout venant de la part de personnes qui travaillent dans le milieu du journalisme et qui appellent à interdire à une autre association de travailler, publier des communiqués ou mener une activité, ce qui signifie en pratique la réprimer".

Pour la journaliste et coordinatrice du rassemblement, Elsy Moufarrej, interrogée par Ici Beyrouth, Il s’agit de rien moins qu’une atteinte à la Constitution libanaise et aux pactes internationaux relatifs aux droits de l’Homme, que le Liban a signés et qu’il s’est engagé à observer et à respecter".

Pour Mme Moufarrej, "un ordre ou un syndicat est supposé défendre les droits de ses membres, or depuis le mouvement de contestation du 17 Octobre, les journalistes se sentent délaissés et livrés à eux-mêmes face à des agressions auxquelles ils sont exposés sur leur lieu de travail ou sur le terrain".

"L’ordre qui existe est reconnu officiellement mais n’assume pas ses responsabilités à l’égard de ses adhérents, ce qui légitime notre existence en tant que rassemblement. Nous sommes quelques 300 personnes. Seuls 15 d’entre nous ont pu voter lors des élections car toute nouvelle demande d’adhésion à l’ordre est sujette à étude pendant une période de temps trop longue. Beaucoup de personnes qui travaillent dans le domaine ne sont pas affiliées à l’ordre. Le nombre d’entre eux qui y sont inscrits est minime", indique la journaliste.

Lors des élections du conseil de l’ordre des journalistes, le 1er décembre 2021, le rassemblement avait présenté la candidature d’Elissar Kobeissi. "Nous l’avions choisie pour nous représenter, non pas dans l’optique de siéger au conseil de l’ordre, explique Elsy Moufarrej. Nous avons remarqué plusieurs irrégularités lors du scrutin que le règlement intérieur de l’ordre légalise. Il faudrait le réviser. En outre, sur les listes électorales figuraient des noms de personnes qui ne sont pas journalistes. C’est pourquoi nous avons objecté et demandé à la justice que les résultats des élections soient invalidés."

Et Mme Moufarrej de poursuivre: "En contrepartie, le conseil de l’ordre a riposté en intentant un procès contre nous pour nous empêcher de nous exprimer librement; c’est là le premier fruit de leur activité syndicale. Nous les gênons, c’est sûr, mais nous n’avons pas l’intention de nous taire, vu qu’ils prennent la représentativité des journalistes en otage. Notre rassemblement craint un verdict injuste, vu que les syndicalistes sont appuyés par les partis au pouvoir dont le Courant patriotique libre, le Parti socialiste progressiste, le Hezbollah et le mouvement Amal", ajoute-t-elle.

Aucune atteinte à la liberté d’expression, estime Kossaïfy
Pour le président de l’ordre des journalistes, Joseph Kossaify, la plainte déposée auprès du juge des référés ne nuit pas à la liberté d’expression. Selon lui, la campagne menée par le rassemblement porte une atteinte directe à l’ordre et à son statut juridique, et par le fait même, à bon nombre de journalistes professant dans tous genres de médias. "Les objectifs de nos détracteurs sont clairs. La campagne a commencé avec les élections qui se sont déroulées en toute transparence, en présence de l’Association libanaise pour la démocratie des élections", confie M. Kossaïfy à Ici Beyrouth.

Pourtant, l’un des porte-paroles de l’association donne raison à Mme Moufarrej concernant la nécessité d’apporter des amendements au règlement intérieur de l’ordre. "Ce rassemblement se présente déjà comme une alternative à l’ordre des journalistes. Son nom en soi est illégal et s’approprie un droit qui ne lui est pas reconnu puisqu’il n’est pas déclaré au ministère de l’Intérieur", estime pour sa part l’avocat de l’ordre, Antoine Houeiss.

"Lors des dernières élections, sa représentante a obtenu très peu de voix. Pis encore, ses membres continuent jour après jour d’attaquer l’ordre par le truchement de propos désobligeants qui portent désormais atteinte à l’unité de l’instance, ce qui a provoqué un certain ras-le-bol", indique-t-il.

"Nous ne pouvons rester silencieux face à ces débordements. Il est impensable que quelques personnes puissent remettre en question la légitimité d’un ordre reconnu par les instances officielles du pays", ajoute l’avocat. "Nous avons appris que le regroupement avait déposé une plainte judiciaire concernant les résultats des élections. Cependant, jusqu’à présent, nous n’en n’avons pas été informés officiellement", ajoute-t-il, soulignant que l’ordre ira jusqu’au bout de sa bataille judiciaire "pour défendre sa légitimité et garantir l’unité de ses rangs".

"Un mauvais signe pour l’état des libertés"
Dans son communiqué vendredi soir, SKeyes avait appelé l’ordre des journalistes "au lieu d’emprunter cette voie répressive étonnante, à entamer un dialogue sérieux et approfondi au niveau national, incluant le Rassemblement de l’ordre de la presse alternatif et toutes les associations concernées par le développement des médias et la défense de la liberté d’expression, sur les besoins du corps journalistique et les problèmes économiques et sociaux des journalistes, à l’ombre d’une attaque dangereuse menée par les autorités et les forces au pouvoir contre tous les aspects des droits fondamentaux au Liban".

Pour la journaliste et chercheuse du centre SKeyes Widad Jarbouh, le plus stupéfiant et indignant à la fois est le fait que la démarche "provienne d’un groupe de journalistes censés prôner et défendre les libertés fondamentales". "C’est le monde à l’envers. Au lieu de chercher à soutenir et écouter les journalistes qui rament au quotidien en raison de la crise économique, l’ordre les réprime. C’est loin d’être un signe de vitalité pour l’état des libertés et de la démocratie au Liban", souligne-t-elle.