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Après le rejet des conventions harmoniques du passé, la musique contemporaine se manifeste désormais comme un chaos maîtrisé, intégrant des expérimentations bruitistes et redéfinissant les frontières de l’expérience auditive. Cet article explore trois œuvres marquantes qui illustrent cette évolution sonore.

Omniprésents dans le monde vivant, les "gènes égoïstes" sont des agents fondamentaux de l’évolution, selon la théorie de Richard Dawkins. Ces gènes tentent d’accroître leur propre succès génétique en influençant les comportements de l’organisme. Ils peuvent même aller jusqu’à éliminer leurs ancêtres ou leurs concurrents pour garantir leur survie et leur transmission. De manière similaire, ce principe de sélection, où le fils tue (métaphoriquement) son père, peut être observé dans le domaine musical. Cette "vision darwinienne", selon les mots de Frédéric Lagrange, a délibérément conduit au schisme entre la musique d’art occidentale et le système harmonique tonal – la langue musicale affinée et codifiée en Europe au cours des XVIIIe et XIXe siècles et adoptée jusqu’au milieu du XXe siècle.

Depuis ce divorce, la musique contemporaine a progressivement rejeté les formes, les structures et les esthétiques établies, menant à une dissolution de conventions musicales centenaires. Désormais, la musique ne se manifeste plus comme une structure hiérarchisée, mais comme un chaos maîtrisé. Le bruit lui-même a intégré le vocabulaire musical, les expérimentations bruitistes du XXe siècle ayant incontestablement frayé leur voie dans l’arène musicale post-moderne. "Ils ne savaient pas comment écouter", avait affirmé John Cage en 1987, reprochant ainsi aux auditeurs de ne pas avoir assimilé sa conception du bruit dans la musique. Parallèlement, la quête du Beau et la contribution à la mémoire collective, qui avaient jadis constitué le socle même de la musique tonale, semblent désormais en marge de cette nouvelle réalité sonore. Cet article mettra en lumière trois œuvres contemporaines insolites qui redéfinissent la conception de l’expérience musicale.

Musique de la chance

Considérant que le silence est une composante fondamentale et active de la musique, et que le silence absolu est pratiquement inatteignable, John Cage (1912-1992) conçoit une œuvre expérimentale intitulée 4’33 ". Quatre minutes trente-trois secondes de silence. Un silence contrôlé, destiné à concentrer l’attention de l’auditoire sur les sons ambiants et les bruits environnants qui se produisent durant le temps imparti. Cage suggère que l’écoute attentive de ces bruits indésirables ou imprévus peut être considérée comme une forme de musique. D’ailleurs, la partition de 4’33 " est un exemple de ce que le compositeur américain nommait " musique de la chance ", une approche influencée par le hasard et l’indétermination. Bien qu’aucune explication officielle ne soit fournie quant au titre de cette pièce expérimentale, il est généralement admis que les 4 minutes 33 secondes correspondent à 273 secondes, faisant écho aux -273 degrés Celsius, ou le zéro absolu. À cette température, les atomes se trouvent théoriquement en état d’immobilité, rendant ainsi toute production sonore impossible.

Cette œuvre avant-gardiste interroge profondément les notions d’intentionnalité, de structure formelle et de perception sonore. Elle souligne l’importance de l’expérience auditive comme élément constitutif de la performance musicale, et elle pousse à reconsidérer le rôle de l’interprète en tant que simple facilitateur du phénomène sonore plutôt qu’en tant que créateur actif. "En composant un morceau qui ne contiendrait aucun son, je craignais de donner l’impression de faire une blague, voyez-vous. En fait, j’ai travaillé plus longtemps à mon morceau ‘silencieux’ qu’à aucun autre. J’y ai travaillé quatre ans…", avait déclaré Cage.

Musique et probabilités

La musique et les probabilités font-elles bon ménage? Iannis Xenakis (1922-2001) en était fermement convaincu lorsqu’il composa Pithoprakta ("actions par le biais de la probabilité" en grec) en 1958, une œuvre pour un ensemble de 49 musiciens (2 trombones ténors, xylophone – et wood-block – et 46 instruments à cordes). Cette composition se distingue par une exploitation audacieuse des structures polyrythmiques et de la complexité orchestrale. Xenakis y intègre des techniques de composition stochastiques, où les événements musicaux sont générés de manière probabiliste. Chaque instrument est considéré comme une molécule indépendante selon la loi de distribution de Maxwell-Boltzmann. Cette dernière décrit les plages de vitesses probables des particules se déplaçant dans un gaz idéalisé à l’équilibre thermodynamique. Ces plages varient en fonction de la température et de la pression du gaz. Dans Pithoprakta, Xenakis divise l’œuvre en sections distinctes, chacune avec ses propres paramètres de température et de pression. Il applique cette loi pour déterminer les plages de vitesse de 1.148 particules théoriques, représentant des éléments sonores, en fonction des conditions spécifiques de chaque section. Le compositeur transcrit finalement ces données en notation musicale, en associant les vitesses des particules à des fréquences.

Opéra minimaliste

Einstein on the Beach.  Vous lisez correctement, il ne s’agit pas d’une erreur: c’est bel et bien le titre d’une œuvre de Philip Glass, aujourd’hui âgé de 87 ans. Einstein on the Beach est un opéra en quatre actes, sans histoire linéaire ni intrigue traditionnelle. Au lieu de cela, elle est composée de scènes qui explorent des thèmes variés liés à la vie et à la science d’Albert Einstein. Il n’y a pas de récit continu, mais plutôt une série de tableaux visuels et musicaux. La composition est emblématique du style minimaliste de Glass, avec des motifs répétitifs, des structures harmoniques simples et des évolutions progressives. La musique utilise des cellules rythmiques et mélodiques qui se répètent et se transforment au fil du temps. "Certains écrivains ont décrit cela comme évoquant des roues à l’intérieur de roues, une manière plutôt fantaisiste mais pas entièrement inexacte de rendre compte de l’effet produit", avait ecrit Glass. L’œuvre utilise le texte de manière non conventionnelle, avec des récitatifs et des répétitions plutôt que des dialogues ou des monologues dramatiques. Les paroles sont souvent déclamées plutôt que chantées de manière traditionnelle, et le texte lui-même est parfois abstrait ou symbolique. La mise en scène est fortement influencée par le travail du metteur en scène Robert Wilson, qui a collaboré avec Glass sur ce projet. Les éléments visuels de la production sont souvent abstraits, intégrant des mouvements chorégraphiés et des scénographies innovantes pour accompagner la musique. L’opéra dure à peu près cinq heures.