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Tout laissait penser que la tragédie de Southport s’inscrirait durablement dans le débat public, particulièrement en ce qui concerne l’immigration clandestine. Cependant, l’instrumentalisation cynique d’un crime isolé en un acte à caractère raciste et islamiste par l’extrême droite a changé la donne. Cette exploitation honteuse a en effet déclenché des semaines d’émeutes islamophobes, raciales, et parfois même néonazies, plongeant le pays dans une crise sociopolitique d’une ampleur inédite.

Le 29 juillet, une attaque au couteau à Southport, au Nord-Ouest de l’Angleterre, a tragiquement coûté la vie à trois jeunes filles qui assistaient à un cours de danse dédié à la star américaine Taylor Swift. Suite à la révélation du crime par la presse, une vague de fausses informations orchestrée par des groupuscules et individus d’extrême droite a déferlé sur les réseaux sociaux. Parmi ces mensonges, une élucubration diffusée par l’influenceur masculiniste Andrew Tate, visionnée plus de 15 millions de fois sur X (anciennement Twitter), a alimenté la machine à fake news. Tate prétendait que l’assaillant était un migrant clandestin, alors que l’attaquant, un adolescent de 17 ans, est né à Cardiff, au Pays de Galles, de parents rwandais, et vivait depuis des années dans un village proche de Southport. Décrit par la presse britannique comme introverti et casanier, il ne correspondait en rien à la description fallacieuse propagée en ligne.

De surcroît, une autre rumeur faussement relayée par le compte xénophobe "Europe Invasion", vue 7 millions de fois, affirmait que le suspect était musulman. Un prétendu nom, Ali al-Shakati, fut également avancé pour alimenter cette fausse narrative. Ces fabrications n’ont pas tardé à enflammer les esprits, incitant des militants d’extrême droite, principalement issus de la English Defense League, à appeler à manifester devant la mosquée de Southport. Face à cette montée de tensions, la police britannique, dans un geste rare surtout pour un mineur, a été contrainte de révéler l’identité du suspect: Axel Rudakubana. Contrairement aux rumeurs, il n’est pas musulman, mais enfant de chœur très investi dans une église locale.

Qu’en est-il alors de la réalité de l’influence de l’extrême droite moderne au Royaume-Uni? Les meurtres à Southport d’Elsie Dot Stancombe, Alice da Silva Aguiar et Bebe King ont sans doute été exploités par des extrémistes, qui ont saisi cette tragédie pour promouvoir leurs propres haines et agendas. Mensonges en ligne et désinformation ont attisé la situation, certains instigateurs clés utilisant les réseaux sociaux et les applications de messagerie pour propager la haine et appeler à des manifestations. Il en a résulté une série de rassemblements violents, s’étendant sur plusieurs jours, où la haine raciale et religieuse était le moteur central. Des foules ont attaqué des hôtels hébergeant des migrants, tenté d’incendier les bâtiments et arraché des personnes de leurs voitures.

Les émeutes ont été qualifiées d’extrême droite par des figures publiques, du Premier ministre aux élus locaux. Pour beaucoup, cette description suggère que les troubles étaient orchestrés par des groupes ou partis politiques formels et identifiés, et l’histoire de la violence et des protestations de l’extrême droite, notamment à travers des organisations comme le Front national britannique, renforce cette idée. Pourtant, les troubles récents sont bien plus complexes et révèlent l’anarchie de l’extrémisme de droite moderne ainsi que l’ampleur de son influence.

Cette absence de cohésion rend la situation plus imprévisible et dangereuse. Pour les autorités, le nombre de potentiels émeutiers et de cibles possibles est important, sans qu’il y ait de groupuscules évidents à démanteler. En revanche, les contre-manifestations menées par les militants antiracistes ont été bien plus cohérentes et organisées. L’extrémisme de droite lui-même peut être envisagé comme un spectre plutôt que comme un ensemble cohérent. Il inclut des néonazis prônant le génocide, considérés comme des terroristes par l’État, qui se cachent derrière des pseudonymes en ligne, méprisent les campagnes militantes, veulent détruire la société et vénèrent Adolf Hitler. Mais ce terme désigne également des personnes qui se présentent à des élections démocratiques, s’engagent dans des campagnes publiques et proposent des plateformes politiques.

À bien des égards, l’extrémisme de droite au Royaume-Uni s’est transformé, passant d’une structure principalement dominée par des organisations et des partis à un réseau plus diffus, composé de groupes lâches de personnes se rassemblant essentiellement en ligne. Les partis politiques néofascistes, tels que le British National Party (BNP), qui ont connu un certain succès électoral dans le passé, ne jouent plus un rôle de premier plan. Aujourd’hui, les leaders politiques emblématiques, tels que nous les concevions traditionnellement, sont devenus rares. L’activiste anti-islam Tommy Robinson, de son vrai nom Stephen Yaxley-Lennon, est probablement la figure publique la plus reconnue dans ce milieu, mais il ne dirige pas un mouvement cohérent. Il incarne plutôt un culte de la personnalité, où ses diatribes en ligne et ses déboires judiciaires alimentent une sorte de feuilleton perpétuel.

Les groupes tels que le BNP et le National Front subsistent, mais ils ne sont plus que l’ombre de ce qu’ils étaient autrefois, peuplés de fascistes vieillissants et incapables de susciter l’intérêt des jeunes générations. De nouvelles organisations, plus extrémistes, ont certes émergé sous l’impulsion de jeunes militants au Royaume-Uni. Cependant, les exemples les plus notables, tels que les groupes néonazis National Action et Sonnenkrieg Division, ont été interdits par le gouvernement en tant qu’organisations terroristes et démantelés par les efforts conjoints des antifascistes, des journalistes et des forces de l’ordre. Face à cette répression, certains extrémistes de droite ont choisi de se détourner de la création de groupes formels, qui attirent inévitablement l’attention de la police, pour privilégier la formation de réseaux plus informels, notamment en ligne, où n’importe qui peut suivre des chaînes ou des influenceurs extrémistes. Par exemple, certains se sont regroupés en petits collectifs tels que Patriotic Alternative (PA) ou dans des clubs de combat clandestins, où des hommes blancs se retrouvent pour s’entraîner à la violence. Ces groupes adoptent une rhétorique moins ouvertement extrême que les organisations désormais interdites, mais ils attirent des individus aux idées similaires, certains membres de PA ayant été condamnés pour des crimes liés au terrorisme et à la haine raciale.

La violence, lorsqu’elle éclate, ne provient pas toujours de l’extrême néonazie ni de personnes ayant un passé bien établi d’extrémisme. La majorité des individus impliqués dans les récentes émeutes n’avaient aucun lien avéré avec l’extrême droite ou la droite radicale. Les participants étaient d’horizons divers, allant des personnes âgées de plus de soixante ans à de jeunes adolescents, et étaient motivés par une variété de raisons. Certains étaient des criminels opportunistes profitant du chaos pour piller et voler, d’autres étaient simplement ivres et se sont laissés entraîner une fois les troubles déclenchés. Cependant, parmi les émeutiers, certains avaient effectivement des liens avec l’extrême droite. John Honey, par exemple, avait participé à des événements organisés par PA et a été emprisonné pour son rôle dans ce que le juge John Thackray a qualifié de "douze heures de violence raciste et haineuse" à Hull. Matthew Hankinson, présent lors des émeutes de Southport, venait tout juste de sortir de prison après avoir été condamné pour appartenance à l’organisation terroriste interdite National Action.

En conclusion, les émeutes ont une fois de plus démontré qu’il n’est pas nécessaire d’être néonazi, ni même d’appartenir à un groupuscule à mouvance raciste pour être exposé aux idées d’extrême droite et aux théories du complot: il suffit d’être en ligne. Par cette campagne de désinformation, l’extrême droite semble poursuivre un objectif clair: diviser la société et créer l’impression d’une guerre raciale pour mieux faire adhérer le grand public à ses idéologies radicales. Le Premier ministre, Sir Keir Starmer, est confronté à son premier grand défi, voire à sa première crise politique majeure, à travers la tragédie de Southport et les émeutes qui ont suivi. Cette crise, marquée par une radicalisation et une polarisation croissante du public britannique, est vouée à perdurer et à susciter des débats intenses dans les années à venir. La situation révèle non seulement l’intensification des tensions sociopolitiques, mais aussi l’incapacité du gouvernement à apaiser des divisions de plus en plus profondes. Les extrémismes, alimentés par une désinformation omniprésente et des récits de haine, ont exacerbé le climat de méfiance et de conflit. Dans ce contexte, la gestion de ce dossier par Starmer pour les mois et années à venir sera cruciale pour déterminer sa capacité à stabiliser un pays en proie à des fractures de plus en plus marquées et à restaurer un semblant de cohésion sociale. Une conclusion possible à tirer de l’explosion de violence de cet été est que les récits d’extrême droite sont désormais plus enracinés dans le courant dominant que beaucoup ne voudraient l’admettre.

Sommes-nous confrontés à une culture d’extrême droite plus répandue dans la société, dépassant la nécessité de s’organiser en groupes politiques? Si tel est le cas, les militants pourraient se sentir renforcés par les événements des dernières semaines, ce qui pourrait augmenter le risque de violence à l’avenir.