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Chaque semaine, nous vous proposons d’explorer une citation marquante d’un grand psychanalyste, pour en révéler toute la profondeur et la richesse. Nous vous invitons à un voyage passionnant au cœur de la pensée psychanalytique, pour mieux comprendre nos désirs, nos angoisses et nos relations aux autres. Prêts à plonger dans les eaux profondes de l’inconscient?

Dans son livre Essais de psychanalyse, Freud écrit: "Il existe infiniment plus d’hommes qui acceptent la civilisation en hypocrites que d’hommes vraiment et réellement civilisés."

Pour le psychanalyste viennois, l’intégration culturelle exige la nécessaire répression des pulsions, particulièrement celles qui sont destructrices, mais il constate que cette répression peut conduire à des conflits psychiques aux conséquences parfois tragiques. Son expérience professionnelle lui fait découvrir que les individus réellement civilisés sont beaucoup moins nombreux que ceux qui affichent un conformisme superficiel.

La clinique psychanalytique offre souvent l’exemple de patients vivant un sentiment d’imposture, tiraillés entre leurs désirs authentiques et le personnage qu’ils se sentent contraints d’arborer, pour être acceptés par leur environnement. Cette dissonance engendre symptômes et perte de sens, comme l’illustre le concept de "faux self" développé par Donald Winnicott qui décrit une façade adaptative que l’individu présente au monde extérieur, distincte de son "vrai self", le faux self ayant pour fonction la sujétion aux normes du milieu socioculturel.

Comme l’explique l’inventeur de la psychanalyse, ce "malaise dans la culture" découle du conflit inhérent entre les pulsions individuelles et les exigences de la civilisation. Pour accéder à la culture, il faut refouler ou sublimer une grande part de la vie pulsionnelle, notamment par la substitution du principe de réalité au principe de plaisir. Ce sacrifice de la satisfaction immédiate au profit de buts socialement valorisés crée un terrain propice à l’hypocrisie. Toutefois, "le principe de réalité ne supprime pas le principe de plaisir: il le modifie, lui assure une satisfaction différée et socialement adaptée", selon le psychanalyste Jean Laplanche.

Face à l’exigence adaptative, de nombreux individus optent pour une conformité de façade. Ils semblent endosser les valeurs et conduites requises par la société, tout en continuant à nourrir secrètement des désirs inavouables. Erich Fromm analyse ce phénomène dans La Peur de la liberté, affirmant: "L’individu cesse d’être lui-même; il adopte entièrement le type de personnalité qui lui est proposé par les modèles culturels."

Bien que ce clivage facilite une relative adaptation sociale, il n’est pas sans conséquences fâcheuses. En sacrifiant leur individualité sur l’autel du conformisme, les sujets s’exposent à une perte de sens en devenant "normopathes", pour reprendre le terme de Joyce McDougall, c’est-à-dire anormalement normaux. Sombrant dans le mimétisme, leur existence aliénée se vide peu à peu de sa substance.

Jacques Lacan, dans sa relecture de Freud, approfondit cette notion de sujet divisé. Il souligne la tension permanente entre le désir inconscient et les exigences du grand Autre, représentant l’ordre symbolique et social. C’est ainsi qu’un sujet se trouve étranger à lui-même, divisé entre conscient et inconscient, entre faux self et vrai self.

Afin d’aider son patient à sauvegarder une certaine cohérence psychique, le psychothérapeute américain Carl Rogers lui propose d’œuvrer à atteindre un idéal, celui d’une conduite congruente, c’est-à-dire de rechercher un état d’harmonie entre l’expérience vécue, la conscience de cette expérience et son expression active. Toutefois, la réalisation de cet idéal se heurtera toujours aux contradictions présentes dans l’inconscient individuel, ainsi qu’aux contraintes imposées par le lien social. "L’enfant naît authentique, mais la société lui apprend rapidement à porter des masques", souligne Françoise Dolto.

Les œuvres culturelles illustrent parfois brillamment les ravages du conformisme sur la psyché individuelle. Ainsi Bernardo Bertolucci, dans Le Conformiste met en scène Marcello qui va jusqu’à adhérer au fascisme comme une forme extrême de conformité sociale. De même, Sam Mendes, dans American Beauty, explore la façade de perfection d’une famille de banlieue américaine dont les personnages étouffent sous le carcan des conventions bourgeoises. Le personnage principal incarne parfaitement ce malaise existentiel, pris entre les exigences de son rôle social et ses aspirations profondes. Sa quête désespérée de sens et de liberté le pousse à remettre en question les fondements mêmes de son existence, dans une tentative éperdue d’échapper à l’hypocrisie ambiante.

En analyse, le patient parvient progressivement à prendre conscience de cette tension entre "vrai self" et "faux self", afin de trouver un équilibre viable entre authenticité et adaptation. Il pourra reconnaître la part d’ombre refoulée, sans pour autant sombrer dans un individualisme radical niant la dimension sociale de l’existence. Comme le souligne le psychanalyste Christopher Bollas: "Le travail analytique consiste en partie à permettre au patient de reconnaître et d’intégrer les aspects authentiques de soi qui ont été sacrifiés au nom de l’adaptation sociale."

Certes, une certaine dose de renoncement pulsionnel est le prix à payer pour accéder aux bénéfices de la vie sociale. Mais cet échange ne doit pas se faire au détriment de l’épanouissement individuel. Herbert Marcuse dans L’homme unidimensionnel, argue que la société moderne intensifie cette hypocrisie en créant des "besoins répressifs" qui aliènent l’individu de ses véritables désirs. Il écrit: "La société industrielle avancée crée des formes nouvelles, plus efficaces et plus agréables de contrôle social."

Il n’est pas interdit de rêver à une société qui, sans nier les exigences du collectif, laisse une place à l’expression des singularités, tout en gardant à l’esprit que "la civilisation est ce compromis précaire entre le désir et la loi, toujours menacé de rupture", comme le souligne éloquemment la psychanalyste Julia Kristeva.

C’est à la confluence de la démarche psychanalytique et de la création artistique que se dessine l’horizon d’une existence réconciliée avec elle-même. Une existence où l’individu, sans renier les exigences de la vie en société, pourrait assumer pleinement les tourments et les contradictions qui le travaillent. Une existence placée sous le signe de la lutte pour une plus large authenticité, seul rempart contre les fourvoiements de l’hypocrisie civilisationnelle consumériste.

Car c’est bien dans l’art et dans la création que se joue aussi le devenir de la subjectivité moderne. En ouvrant, par exemple, des espaces de résistance poétique face à l’hégémonie des normes sociales, les œuvres de l’esprit nous invitent à réinventer sans cesse les contours de notre humanité. Elles sont les ferments précieux d’une civilisation à visage humain, où chacun pourrait déployer librement les virtualités de son être au mépris du carcan des conventions. En reconnaissant la tension constitutive de la condition humaine entre nature et culture, désir et loi, individu et société, il sera peut-être possible d’inventer des modalités d’existence plus authentiques et plus épanouissantes. Pour ceux qui le désirent.