La formule est, certes, classique et désuète… Elle s’impose cependant à l’aune des développements, historiques, qui ne cessent de s’accélérer: il y aura – c’est une lapalissade – un "avant" et un "après" 27 septembre 2024… Comme dans tout événement d’une telle ampleur.

La portée de l’assassinat de Hassan Nasrallah et de l’élimination d’une grande partie, voire de la quasi-totalité, des membres du haut commandement militaire du Hezbollah dépasse largement le cadre réducteur libanais. Les coups de boutoir répétitifs subis ces derniers mois par le Hezbollah ont fait éclater au grand jour une profonde crise existentielle qui secoue la communauté chiite depuis plusieurs décennies non seulement au Liban, mais également dans la région et jusqu’en Iran même. Cette crise puise ses racines dans les débuts de la République islamique iranienne, en 1979, avec l’arrivée au pouvoir de l’ayatollah Khomeini, après son long exil parisien.

L’une des premières mesures prises par Khomeini avait été la concrétisation d’une décision longuement réfléchie avec ses conseillers, alors qu’il était encore à Paris, visant à mettre en place un corps paramilitaire, les Gardiens de la Révolution (les Pasdaran), appelés à constituer un contrepoids à l’armée régulière, perçue avec suspicion du fait qu’elle avait été entraînée et encadrée par les Américains à l’époque du Chah.

Rapidement, les Pasdaran dépasseront leur fonction première pour se transformer progressivement en un véritable État dans l’État, avec leurs unités militaires dotées de tous types d’armement, leurs propres circuits économiques et financiers, leurs propres infrastructures paraétatiques, leur compagnie d’aviation, etc.

Plus grave, encore: les Pasdaran adopteront comme stratégie et comme projet politique l’exportation de la Révolution islamique dans les pays de la région, ce qui se traduira par la formation de milices inféodées au régime des mollahs et la création de foyers d’instabilité chronique. Le Hezbollah sera, dès sa création au début des années 1980, la pièce maîtresse de cette stratégie expansionniste. La "mobilisation populaire" en Irak (milice chiite pro-iranienne) et les Houthis du Yémen viendront plus tard… Sans compter le parrainage accordé au Hamas. Ces formations auront pour fonction de représenter une menace potentielle pour Israël en cas d’attaque contre l’Iran et de constituer ainsi des cartes de marchandage dans des négociations futures avec Washington.

C’est cette stratégie expansionniste, visant à permettre au régime des mollahs d’acquérir un statut de puissance régionale prépondérante, en misant sur les proxys, qui est au centre de la crise existentielle qui touche la collectivité chiite au Liban et ailleurs. Nombre d’intellectuels, d’universitaires, de journalistes et de dignitaires religieux chiites ont dénoncé ces dernières années la stratégie d’exportation de la Révolution islamique et l’hégémonie déstabilisatrice imposée par les Pasdaran dans plusieurs pays arabes.

Cette contestation à connotation souverainiste s’accompagne d’un rejet du système politique, la wilayat el-faqih, mis en place par Khomeini dès son arrivée au pouvoir. La wilayat el-faqih prévoit que les questions d’ordre stratégique (dont l’option de guerre ou de paix) sont du seul ressort du wali el-faqih – le Guide suprême de la République islamique – dont les décisions sont sans appel du fait qu’il fonde son pouvoir sur une légitimité divine, donc non contestable.

À la lumière d’un tel contexte, deux courants de pensée chiites sont apparus ces dernières années, notamment sur la scène libanaise. Le premier s’aligne sur le projet khomeiniste (transnational), et le second prône une ligne de conduite nationale et souverainiste. Au Liban, la première option est portée à bout de bras par le Hezbollah, tandis que les anciens présidents du Conseil supérieur chiite, l’imam Moussa Sadr et l’imam Mohammed Mehdi Chamseddine, ont été avec cheikh Mohammed Hussein Fadlallah et cheikh Hani Fahs (et d’autres) le porte-étendard du second courant de pensée, exhortant les chiites du Liban et du Moyen-Orient à rejeter tout projet chiite transnational, tout en luttant pour améliorer leurs conditions de vie, mais en limitant leur action au sein de la société dans laquelle ils évoluent.

Le séisme qui a frappé le Hezbollah, du plus haut sommet de la pyramide jusqu’à son infrastructure militaire de base, a ouvert une nouvelle page dans l’histoire du parti et de la communauté, plaçant ces deux courants de pensée chiites à la croisée des chemins. L’onde de choc a été, bien évidemment, fortement ressentie au niveau du régime des mollahs et des Pasdaran qui ne s’attendaient certainement pas que leur principale pièce maîtresse au Moyen-Orient et aux frontières avec Israël soit aussi rapidement et aussi sévèrement ébranlée à tous les niveaux.

Comme c’est souvent le cas dans de telles situations, l’édifice du pouvoir iranien et celui du Hezbollah paraissent aujourd’hui profondément lézardés. De graves décisions aux retombées historiques devront être prises rapidement; les choix seront d’autant plus difficiles que le Guide suprême, à qui revient le dernier mot en matière d’options stratégiques, paraît quelque peu affaibli sous le poids de l’âge. Le régime et avec lui le Hezbollah choisiront-ils de rester enfermés dans leur petit monde idéologique et rétrograde, ou s’engageront-ils, au contraire, sur la voie pragmatique d’une vision éclairée de leurs rapports avec l’Occident et de leur place dans la région, rejoignant ainsi le positionnement des chefs et dignitaires religieux ainsi que de nombre d’intellectuels chiites qui ont dénoncé avec persévérance le projet communautaire transnational et déstabilisateur?

Les deux courants de pensée chiites sont véritablement aujourd’hui, après le séisme du 27 septembre, à la croisée des chemins, et avec eux l’ensemble du Moyen-Orient.