L’éditorial - Mort à 2021
Ainsi, le Liban de papa serait définitivement mort et enterré en 2021.

Du moins est-ce la phrase qui est revenue comme un leitmotiv, tout au long de l’année.

Le constat est loin d’être faux, du reste, compte tenu de l’effondrement généralisé du pays - à commencer par l'épouvantable cataclysme moral qui frappe le Liban.

Si la contre-révolution menée par l’hydre polycentrique au pouvoir, chapeautée par le Hezbollah, a réussi à bloquer les revendications des forces réformatrices, il n’en reste pas moins que le système a bel et bien implosé sous le coup de la thawra… et de ses propres avanies: ses protagonistes s’agitent actuellement dans tous les sens, et c’est uniquement parce que le compositeur en chef dirige toujours de son index milicien l’orchestre cacophonique que le faux collectif tient encore.

Le Deep State mafieux, beaucoup plus centralisé en 2019, est devenu réticulaire, s’est réorganisé avec l’apparition de différents cartels et caïds de quartiers organisés en fonction des besoins vitaux des Libanais: l’électricité, l’énergie, l’eau, l’alimentation, la santé, etc. Les auteurs de petits larcins arrêtés et écroués sont presque à plaindre : ils n’ont pas eu la chance, eux, d’être nés sous l’étoile d’un certain establishment politico-financier.

Si le Hezbollah préside aux destinées stratégiques du pays et possède un droit de vie ou de mort sur chaque individu, le “chacun pour soi, sauve qui peut et tant pis pour les autres”, mercantiliste, sordide et cynique, contrôle désormais l’âme libanaise. Les deux crimes rivalisent de gravité et constituent les symptômes, les épiphénomènes d’un même mal : la dislocation de l’État failli après des années d’agonie. Comme en 1975. Derrière les affrontements intercommunautaires de Khaldé et de Aïn el-Remmaneh, le spectre de la guerre civile pointe de nouveau son nez. Et derrière les explosions du port de Beyrouth et de Tleil, dans le Akkar, avec leur cortège de victimes innocentes, la malédiction volontaire a un nom : l’absence d’autorité, la désintégration des différents pouvoirs et l’impunité qui en découle.

Comme en 1975, mais pas tout à fait.

Un certain Liban est effectivement mort et enterré de facto en 2021, avec son lot de misère humaine et d’infamies politiques. Ou en 2020, avec la destruction d’un Beyrouth qui croyait pouvoir concilier et conjuguer Sparte et Athènes entre le port, squatté par la Milice et ses impératifs martiaux, et les quartiers adjacents de Mar Mikhaël et Gemmayzé, symboles d’une culture d’entreprenariat, de dynamisme et de joie de vivre. Ou encore en 2019, avec l’émergence de la thawra et l’appel à remplacer le vieux par du neuf.


Un certain Liban est sans doute mort, mais certaines valeurs sur lesquelles il a été édifié ne peuvent pas mourir. C’est se ranger du côté des fossoyeurs à plein temps que de sombrer dans un nihilisme intéressé et opportuniste, en voulant à tout prix jeter le bébé avec l’eau du bain. Le nouveau Liban doit rectifier, améliorer et moderniser l’ancien sur base des valeurs fondatrices de ce pays et de son histoire, ainsi que de nouvelles valeurs. Une entreprise de refondation ex nihilo peut paraître séduisante, mais comporte une multitude de dangers, dans la mesure où elle peut ouvrir la voie à toutes sortes de projets et d’interférences qui n’ont rien à voir avec l’être libanais.

En ce sens, réfléchir en partis pris et en alignements monochromes sur certains débats est parfaitement contre-productif. Les responsabilités sont partagées. Accuser le système politique de tous les maux ne signifie pas nécessairement exonérer le système financier et bancaire de ses erreurs, et vice-versa. La question de la souveraineté, aussi fondamentale soit-elle (et elle reste la question fondamentale), ne devrait pas occulter la volonté de réformes et de demande de comptes, et le contraire est vrai. Le maintien de bonnes relations avec les pays du Golfe et la lutte contre l’expansionnisme iranien ne devraient pas non plus ouvrir la voie à un basculement dans une politique liberticide au nom de dispositions préventives. Les généralisations simplistes, les symbioses hâtives contribuent aussi à provoquer la chute de garde-fous nécessaires à la préservation de ce qui reste encore de culture démocratique dans le pays.

Alors mort à 2021 ? Oui, sans doute. Mais, contrairement aux chants des sirènes, le Liban est loin d’être mort. Un certain Liban continue de se battre et de palpiter, envers et contre tout. Ce Liban est celui de l’initiative de Bkerké, adoptée en février 2021, en faveur de la neutralité du pays ; celui de la fougue et du courage libanais de Lokman Slim, assassiné par la Milice en février 2021 pour avoir été l’un des premiers à crier certaines vérités dans l’affaire du port ; celui des esprits libres libanais qui ont décidé de briser le mur du silence et de réclamer la fin de l’occupation iranienne ; celui des parents des victimes de cette funeste explosion, qui continuent à donner l’exemple libanais et à montrer le chemin de la vraie résistance pour la justice et la dignité humaine ; celui du juge Tarek Bitar, l’homme de l’année, qui mène, comme autrefois Christos Sartzetakis sous la Grèce des Colonels, une résistance libanaise contre le Minotaure de l’impunité ; et enfin et surtout celui d’une communauté d’énergie de gens de bien installés sur l’ensemble du territoire libanais comme à l’étranger, au sein de l’espace public et de la société civile, des corps judiciaire, enseignant et médical, de simples fonctionnaires publics ou privés respectueux, honnêtes, et focalisés sur leur sens du devoir, ou simplement individus bien intentionnés, qui oeuvrent sans relâche pour la solidarité, la dignité, l’égalité, la concorde, l’unité et la paix du Liban. Cet “autre Liban” que nous voulons de toutes nos forces.

C’est l’action de ces gens de bien qu’il faut retenir de 2021.

C’est elle qui fait que le Liban ne mourra jamais, qu’il triomphera des charognards, mafieux et criminels en tous genres.

C’est elle, le véritable Liban de papa.

Bonne année 2022 aux citoyens de ce Liban-là.