L’éditorial – 14 février 2005 : La lame de fond libaniste

Les jeunes libanais des générations montantes n’en sont pas vraisemblablement conscients ou, au mieux, n’en perçoivent pas réellement toute la portée historique. La funeste journée du 14 février 2005, jour de l’assassinat de l’ancien Premier ministre et leader du courant du Futur, Rafic Hariri, a fait apparaître au grand jour une double (et lente) évolution du paysage socio-politique libanais: au niveau du leadership du pays, d’abord, et sur le plan de la sensibilité de la base populaire, notamment en milieu musulman, ensuite.
Pour saisir toute la dimension de cette double évolution et son impact potentiel sur l’avenir, un retour au contexte de l’époque s’impose. L’étoile de Rafic Hariri a commencé à briller au début des années 1990 (en dépit de l’occupation syrienne) à la faveur du gigantesque chantier de reconstruction du centre-ville de Beyrouth, pris en charge par son importante entreprise de travaux publics, Saudi Oger. En 1992, il est nommé Premier ministre à la tête d’un gouvernement qui ambitionnait d’initier des projets de reconstruction et de développement.
Rapidement, Rafic Hariri a acquis une grande envergure régionale et internationale, réussissant à tisser des liens étroits avec plusieurs dirigeants arabes, asiatiques, et même occidentaux, dont notamment le président Jacques Chirac, parallèlement aux hauts responsables américains et au directoire de la Banque mondiale. Mais le fait le plus marquant de ce parcours dépassant le cadre libanais aura été sans doute l’établissement par Rafic Hariri de rapports privilégiés avec une faction du régime syrien, plus spécifiquement l’aile sunnite représentée, entre autres, par le vice-président Abdel Halim Khaddam et le général Hekmat Chéhabi. De telles relations entretenues par un leader sunnite libanais charismatique, bénéficiant de larges ramifications régionales et internationales, ont été perçues d’un très mauvais œil par le pouvoir syrien, tenu par les alaouites, qui a estimé qu’une ligne rouge avait été franchie, mettant en danger la stabilité du système en place et même la cohésion de la société syrienne.
Cette dissonance entre le régime Assad et Rafic Hariri a été en grandissant, d’autant qu’après le décès de Hafez el-Assad, en 2000, le leader du courant du Futur commençait à manifester discrètement, entre quatre murs, des signes d’impatience, à la limite du ressentiment, à l’égard de la présence syrienne au Liban. Un sentiment partagé alors, de plus en plus publiquement, par le leader du Parti socialiste progressiste, Walid Joumblatt.
Rafic Hariri franchira un pas de plus sur la voie d’une remise en question de l’influence du régime Assad au pays du Cèdre en nouant des relations très discrètes avec l’opposition chrétienne de l’époque, qui agissait sous la houlette du patriarche maronite Nasrallah Sfeir et du Rassemblement de Kornet Chehwane. Il s’est avéré toutefois que ces rapports n’étaient pas aussi discrets que cela puisqu’ils provoqueront une vive réaction du pouvoir libanais en place qui se livrera à des rafles, en guise de riposte, dans les rangs des jeunes souverainistes, notamment les partisans des Forces libanaises et de ce qu’était le courant aouniste originel. «Nous avions conclu avec Rafic Hariri un accord au terme duquel il ne s’occuperait que des dossiers économiques et de développement, le volet politique et sécuritaire devant rester du ressort du pouvoir (allié à la Syrie); or en établissant des relations avec l’opposition chrétienne, Hariri a violé cet accord en empiétant sur notre plate-bande politique, effectuant de surcroît une ouverture envers les opposants, ce que nous ne pouvons tolérer», nous avait chuchoté à l’époque, au cours d’un entretien informel, un ministre haut placé du gouvernement pro-syrien.

C’est cette phase du début des années 2000 qui a constitué une évolution essentielle dans le paysage politique du pays: pour la première fois dans l’Histoire contemporaine du Liban, des leaders musulmans et druzes de premier plan rejoignaient le courant chrétien souverainiste en adoptant le slogan «Le Liban d’abord», remettant ainsi en question le diktat syrien imposé aux Libanais.
Cette nouvelle donne avait été renforcée par un facteur international de poids: l’initiative prise par le président français Jacques Chirac et par le chef de la Maison-Blanche George W. Bush d’œuvrer à l’adoption par le Conseil de Sécurité de l’Onu d’une résolution (la 1559) réclamant, notamment, le retrait syrien du Liban.
Cette résolution onusienne ainsi que l’union sacrée islamo-chrétienne, placée sous le signe du rétablissement de l’indépendance du Liban, ont suscité l’ire du pouvoir syrien et du Hezbollah, la lame de fond souverainiste constituant en effet une sérieuse menace pour les desseins hégémoniques respectifs de ces deux parties. Il fallait par conséquent faire face au «danger». Le premier «avertissement» à cet égard sera lancé le 1er octobre 2004 avec l’attentat à la voiture piégée visant le député Marwan Hamadé qui sera grièvement blessé mais qui pourra reprendre sa vie politique après une longue période de convalescence.
Cet attentat du 1er octobre ne fera qu’accentuer un large ressentiment populaire contre l’influence syrienne. La seconde évolution socio-politique d’importance qui avait caractérisé cette phase de la crise libanaise résidait, précisément, dans l’émergence au niveau des bases populaires, et non pas seulement au niveau des leaders, d’un vaste courant souverainiste transcommunautaire. L’attentat meurtrier du 14 février 2005 visait à stopper cette évolution, préjudiciable aussi bien pour le régime Assad que pour le Hezbollah. Mais il aboutira en réalité au résultat contraire et donnera naissance à la Révolution du Cèdre, développement sans précédent dans l’Histoire du Liban: pour la première fois, chrétiens, sunnites, druzes et une élite chiite, de différents horizons politiques, descendaient ensemble dans la rue, coude à coude, scandant les mêmes slogans, brandissant le drapeau libanais, pour défendre une même cause, celle du rétablissement de la souveraineté et de l’indépendance du Liban. Il s’agissait là d’une «première» en terme d’émergence d’une sensibilité libanaise commune transcommunautaire. Mais c’était sans compter avec la contre-révolution rapidement mise en place, patiemment et minutieusement, par le parti pro-iranien.
Le chemin demeure long, certes, pour aboutir à une maturation du phénomène de la Révolution du Cèdre. Mais en ce printemps 2005, un tournant populaire libaniste avait été pris. Reste à capitaliser sur ce point d’inflexion, de manière à stopper les tentatives répétées de défigurer le véritable visage du Liban pluriel.