Quand deux laissés-pour-compte d’une société s’aiment, leur amour a la grâce des fleurs qui éclosent dans les caniveaux. Il apparaît à l’écran d’autant plus beau que le contraste avec la réalité qui l’entoure est grand. C’est sur cette opposition cruelle-là, entre un amour pur et les déficiences d’un environnement où toute liberté lui est interdite, que vient se poser le regard à la fois aiguisé et poétique de Wissam Charaf, dans son dernier long métrage, un film aux allures de conte, Dirty, Difficult, Dangerous, ou en arabe Hadid, Nhas, Battariat (fer, cuivre, batteries) en salle depuis le 11 janvier.

Si Wissam Charaf a choisi cette traduction pour le titre anglais c’est, nous dit-il, parce que "dans le jargon professionnel, les termes dirty, difficult, dangerous sont des qualificatifs qui entrent dans la classification des métiers, mesurés en degré de dangerosité. Or, là, nous sommes loin de la zone de confort". En effet, les deux protagonistes du film exercent des métiers ingrats. Mehdia (Clara Couturet) est une employée domestique éthiopienne et Ahmed (Ziad Jallal) un mendiant réfugié syrien. "C’est en voyant les réfugiés syriens qui débarquent à pied dans le dénuement le plus total, portant leurs objets en métal à vendre comme des trophées ou des atlas, les yeux éteints et la voix éraillée, marchant sur les trottoirs comme des machines déshumanisées, que j’ai eu l’idée du film. J’ai aussi vu et écouté les témoignages des domestiques éthiopiennes et vu un parallélisme entre eux. J’ai trouvé que la meilleure façon de raconter ces deux vies parallèles, c’est à travers une histoire d’amour, parce que ces gens-là n’y ont pas droit au regard de la société. Déjà qu’ils soient humains leur est à peine permis, que serait-ce s’ils étaient amoureux?"

C’est donc du point de vue de ses deux protagonistes, beaux comme deux anges tombés du ciel au mauvais endroit, Mehdia l’Éthiopienne et Ahmed le Syrien, qu’il va nous donner à voir la triste et cruelle injustice sociale du monde dans lequel ils vivent: le nôtre. Mais depuis leur angle de vue. Le film s’immisce dans la vie quotidienne d’un foyer beyrouthin ordinaire où travaille Mehdia, promise par ses parents à un vieil homme qu’elle n’aime pas dans son pays et qui est tombée amoureuse du jeune réfugié syrien Ahmed qui tente de survivre en mendiant aux fenêtres des immeubles d’Achrafieh, des métaux, pour les revendre au prix du kilo: batteries, cuivre, fer. Ici, le métal est l’allégorie de la guerre, celles des armes et des éclats de bombes, des blessures profondes, comme celle qu’Ahmed porte dans son corps, ayant été touché par une étrange explosion, qui transforme peu à peu son corps en métal. Wissam Charaf suit les amours interdites et difficiles de ce couple damné, avec une douceur qui donne au film un ton de romance douce-amère. "L’histoire d’amour qui est le lien le plus puissant agit par contraste. C’est tellement dur et ingrat comme environnement, que leur histoire a un effet de loupe, elle est magnifiée, humanisée. Tous deux souffrent. Elle est fière, frontale, lui est christique et souffre d’un mal qui le ronge de l’intérieur. Voués à l’errance, ils cherchent une place, mais leur seul refuge est leur amour, d’ailleurs j’avais pensé au titre de la chanson des Stones Gimme Shelter."

En empruntant leur regard, il y dénonce ainsi avec une empathie de l’intérieur, une brochette de problèmes sociaux présents dans notre quotidien. Le sort des employées de maison et leur isolement culturel et émotionnel, ainsi que celui des réfugiés syriens et leur lutte pour survivre, la misogynie, le machisme, la xénophobie même et surtout entre les défavorisés, les barrières culturelles, le manque d’ouverture à autrui, l’exploitation, l’absence cruelle de droits sociaux, les barrières de langue et de culture, les abris de fortune, les campements des réfugiés, l’étroitesse d’esprit des gens ordinaires et l’impossibilité d’un avenir meilleur.

"Dans mon film, personne n’aime personne, chacun va trouver quelqu’un qui lui est inférieur. Je jongle ainsi avec le rapport de force et de domination avec beaucoup d’ironie dans cette espèce de tour de Babel où les langues se mélangent et personne ne se comprend."

Plus proche d’un Kaurismäki dans sa forme que d’un Ken Loach, il se sert d’un langage filmique avec une touche poétique à la fois acerbe et touchante qui lui donne toute sa substance. Les scènes d’amour, lumineuses, sont éclairées par les sonorités musicales d’une BO particulièrement réussie signée Zeid Hamdan, une musique qui suggère sans jamais alourdir l’atmosphère et qui a des résonnances venues d’Afrique, nourrie de cornes africaines et d’orgues.

Il y a certains moments forts et astuces, ainsi que des images magnétisantes qu’on n’oublie pas, comme la scène du petit déjeuner à la terrasse d’hôtel où Mehdia et Ahmad, ayant gagné à un concours extravagant une nuit d’hôtel gratuite, apparaissent comme deux être imbibés de soleil en peignoir blanc de milliardaires en vacances. Ces clins d’œil qui mêlent la fantaisie et le fantastique au quotidien, Wissam Charaf les maîtrise bien. Telle aussi la référence au film de vampire Nosferatu que le vieillard chez qui Mehdia travaille, sorte d’avatar de Bela Lugosi (Rifaat Tarabay), regarde en boucle et rejoue la nuit en amnésique somnambule, symbolisant ainsi l’amnésie d’un pays devenu lui aussi sénile, en proie à ses démons. Ou alors le bras d’Ahmed qui se transforme en métal, tel un bras de fer, mais qui se révèle impuissant et tombe dans la scène finale devant un horizon impossible et boiteux…

Produit par Aurora Films et coproduit par IntraMovies et Né à Beyrouth, d’après un scénario de Wissam Charaf, Mariette Désert et Hala Dabaji.

Festivals: Venise 2022, Hambourg 2022, Montpellier 2022, 3 continents, Prix du Public à Belfort 2022, Franco-Arabe 2022, Red Sea 2022, Thessalonik 2023, Hong Kong 2023.

 Article rédigé par Maya Trad

Pour en savoir plus, cliquez ici

https://www.agendaculturel.com/article/les-amours-refugies-de-wissam-charaf

 

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