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Le premier lundi de chaque mois, à 18 heures, la bibliothèque publique Monnot, gérée par l’association Assabil, organise des rencontres, dont l’objet n’est pas la parution d’un nouvel ouvrage, mais la "cuisine" de l’œuvre. Ce lundi 4 mars, Michèle M Gharios fait part, devant un public enthousiaste, de "la cuisine" de ses romans, de ses déclencheurs, de sa méthode et de ses habitudes de travail.

Cofondateur des associations Assabil, le poète Antoine Boulad reçoit, chaque mois, un.e auteur.e francophone ou arabophone selon un rythme alternatif, à la bibliothèque Monnot. Lundi 4 mars, l’invitée d’Antoine Boulad était la poétesse Michèle M Gharios, auteure de trois romans: L’Odeur de Yasmine, publié aux éditions Noir Blanc Et Caetera; À l’aube de soi aux éditions de La Cheminante et Les Beaux Jours de Kayan aux éditions Onze.

En réponse aux questions d’Antoine Boulad, Michèle Gharios révèle que le premier déclic poétique a eu lieu à l’âge des conflits, l’adolescence. Elle a continué à écrire des poèmes jusqu’à son mariage et la naissance de ses enfants. Un jour, alors qu’elle est au volant, sous l’impulsion d’un désir impétueux, elle s’arrête, se gare et commence à prendre des notes. Elle sent le flux venir sans pouvoir le contrôler. Traversée par une idée pressante, elle noircit vingt pages sur un cahier qui traîne dans la voiture. "J’avais écrit sous le coup de la révolte." L’injustice et l’absurdité qui constituent la norme au Liban vont la projeter dans le roman, avec un thème de prédilection: les enfants maltraités, les enfants noyés, victimes des bateaux de la mort. Pour elle, "je me révolte donc j’écris".

D’abord, l’inspiration s’est exprimée dans des nouvelles comportant des chutes vertigineuses, mais rapidement, elle s’est déployée dans les romans. C’était sous l’emprise de quelle colère, ce jour-là? lui demande l’animateur. C’était une révolte intérieure. Et la genèse du premier roman? "J’avais l’impression d’essayer de reconstruire un puzzle, de rendre les faits plus cohérents." Elle relève qu’il y a beaucoup de parents privés d’enfants et beaucoup d’enfants abandonnés. "J’ai été fortement secouée par l’image d’un petit garçon ayant fui la guerre avec ses parents, qui s’est noyé et qu’on a retrouvé sans vie, à plat ventre sur une plage de Bodrum. Une épave portant un tee-shirt rouge et un short bleu!" Prenez-vous toujours des notes, à utiliser dans un éventuel projet, ou quand une image terrible vous secoue comme celle du pauvre Aylan? Quand elle a écrit Les Beaux Jours de Kayan, l’émigration clandestine ne fauchait pas encore des familles entières au Liban. "J’ai vu en quelque sorte la catastrophe venir. Aujourd’hui, l’horreur se répète et des Libanais qui pensent appareiller vers un monde meilleur sont repêchés par la faucheuse. Le bilan ne cesse de s’alourdir avec les conditions de vie très précaires, notamment à Tripoli."

Quand un flot jaillit subitement, elle s’envoie des messages vocaux à elle-même, pour sauvegarder ces idées qui passent comme des fulgurances. Entre un roman et un autre, un troisième roman ne pointe-t-il pas à l’horizon avec les notes prises, mais non exploitées? "Si, mais on ne sait plus quelle calamité sollicite l’urgence: la guerre notamment au sud, les terribles disparités dans les classes sociales, l’immigration, le développement fulgurant de certains pays et le déclin du nôtre, les paysages amochés du Liban par les promoteurs immobiliers qui détruisent notre patrimoine architectural et nos beaux rivages".

Est-il nécessaire pour vous de  vous isoler pour écrire ou pouvez-vous le faire dans les cafés? Il est impossible pour Gharios de se concentrer dans un café, car ici tout le monde connaît tout le monde et dans les endroits publics, le temps s’écoule en civilités. De plus, écrire pour elle est un acte solitaire. La maison doit être vide. Elle commence par une sorte d’échauffement. Elle relit ses notes, pendant près d’une heure.

Parfois le narrateur ou la narratrice lui fait emprunter des chemins insoupçonnés. Son plan initial tombe à l’eau par la force des choses, car les imbrications et les détails du récit lui dictent la voie à prendre.

"L’écrivain est un instrument. Même quand je veux exprimer un message, les faits me jouent des tours et prennent une autre tournure". Lui est-il arrivé de jeter à la poubelle deux cents pages, comme l’avait révélé l’écrivain Rami Zein, dans son journal? "Oui, il m’est arrivé d’abandonner quarante mille signes, quand je prends l’avis d’un lecteur et que je ressens que mon jardin secret a été souillé, violé." On comprend que cela équivaut à un accouchement prématuré.

L’écriture occupe-t-elle la première place dans sa vie? Non, elle vient juste après ses enfants. On se rappelle les mots du grand artiste Raymond Gébara, qu’on célèbre actuellement au théâtre Monnot: "Il y a plus d’hommes écrivains que de femmes. Car la femme participe à la création en donnant la vie à des êtres de chair et de sang. Privés de cette dimension, les hommes accouchent sur le papier."