"On dirait que l’affaiblissement dans les esprits de l’idée d’éternité coïncide avec le dégoût croissant des longues tâches", nous dit Walter Benjamin, citant ici Paul Valéry. C’est dans "Le Narrateur", un texte qu’il publie en 1936 dans la revue suisse Orient und Okzident, à propos de l’œuvre de Nicolas Leskov, et que certains traduisent aussi par "Le Conteur". Il y fait le constat d’une "chute du cours de l’expérience", en particulier après la guerre de 1914-1918, entraînant une crise du récit et une crise de la transmission. Si l’idée d’éternité perd de sa puissance, cela n’est pas sans conséquences sur la représentation que nous nous faisons de la mort, dit-il encore.

Car autrefois l’acte de mourir, "l’acte le plus public de la vie individuelle", était exemplaire. Exposé aux regards des proches et des moins proches, le lit du mort imposait le respect, et Benjamin convoque à cet égard l’iconographie médiévale qui ne fait pas l’économie de ce genre de représentations. Les raisons qu’il propose pour expliquer cet affaiblissement du sentiment de la mort (je suppose que Benjamin parle ici de la dimension sociale et collective de la mort; il n’est donc point question du deuil personnel) nous font remonter au XIXe siècle, quand la société bourgeoise, avec ses "institutions hygiéniques et sociales", a donné aux gens la possibilité de dérober les mourants à tous les regards. On y mourait seul, loin du monde, ce qui eut également pour effet de soustraire la mort à sa dimension familiale et rituelle, et aussi à sa puissance. Et c’est certainement comme une contre-pratique que l’on peut comprendre celle de la photographie post-mortem en usage à la même période: exposé à l’objectif du photographe, parfois en compagnie de sa famille, au-delà même de l’événement de son décès, le mort remplit l’espace de sidération. Si l’inquiétante étrangeté qui est à l’œuvre ici n’interpelle pas plus que cela le philosophe par ailleurs connu pour ses essais sur la photographie, c’est sans doute parce que cette pratique décline aussi très rapidement, parallèlement à cette médicalisation du mourir qui transfère le dernier moment du vivant au dispositif hospitalier. Or cet affaiblissement, pour le dire encore, s’avère être le même que celui de l’expérience générale qui a amené le déclin de l’art de narrer, tel est le propos de Benjamin. C’est cette autorité de la mort qui est à l’origine du récit. C’est elle qui valide tout ce qui est racontable, car c’est au final à l’histoire naturelle qui s’achève avec la mort que renvoient toutes les histoires. Quelque chose qui soudain me rappelle à L’Origine du monde. C’est, me semble-t-il, d’une semblable béance, que Courbet ne fait que suggérer, que naît le récit.

Pour revenir au récit et à son déclin, il apparaît donc tout autant naturel que cet "affaiblissement" de l’idée de la mort ou de l’expérience que nous en avons soit également celui de l’idée d’éternité qui n’en est que le corollaire, et qui apporte avec lui ce que Valéry voit comme "un dégoût des longues tâches", autrement dit, le dégoût de tout ce qui retarde notre course, une fois que nous avons compris que nous sommes mortels, et que nous n’avons plus le temps. Plus le temps de lire. Plus le temps d’écrire. Car plus le temps de vivre. Cela fait partie de ces longues tâches qui empêchent d’aller à l’essentiel perçu comme instantané, sachant qu’il n’y a de pire essentiel que cet élan qui nous prend vers la mort.

Cet affaiblissement, nous dit alors Benjamin, est également celui de l’expérience racontable: "L’art de narrer touche à sa fin […]. On dirait qu’une faculté qui nous semblait inaliénable, la mieux assurée de toutes, nous fait maintenant défaut: la faculté d’échanger nos expériences." Il conviendrait bien sûr de remettre ces propos dans le contexte traumatique de l’après-guerre, quand on s’était aperçu que les gens revenaient muets du front. Ils n’étaient pas enrichis, mais bien plutôt appauvris, en expérience communicable. Il n’en demeure pas moins que cela donne profondément à réfléchir sur cette expérience dite communicable et sur notre capacité – ou non – de la mettre en récit.

Tout cela enfin peut sembler aujourd’hui très discutable, j’en conviens, et aussi très paradoxal. Paradoxal dans notre pratique de ce que nous percevons comme essentiel, et dans la définition même de ce que serait ce dernier. Paradoxal surtout qu’aujourd’hui tout le monde a sa petite histoire. On n’a jamais tant parlé qu’à l’ère contemporaine de récits, de narrations, et ce dans toutes les langues et dans tous les domaines. Des histoires collectives et de leurs réécritures jusqu’aux innombrables destinées personnelles. Et on n’a jamais tant publié de romans de tous genres. Le "story telling" est promu dans les actions les plus commerciales, celles, en tout cas, qui ont le moins à voir avec l’effarante puissance des mots. L’acte de narrer se serait-il vidé de son étiologie? Est-ce à mettre sur le compte d’une postmodernité qui s’exerce dans le trop plein?

C’est que le narrateur de Benjamin est un narrateur particulier. Ce dernier exerce dans les marges d’une éternité qui ne déteste pas les tâches, aussi longues qu’elles puissent être, parce que les expériences qu’il raconte s’inscrivent dans la petite histoire sans fin de la vie et de la mort. Ce narrateur est celui qu’on peut espérer rencontrer autour de nous, tout près de nous, et pourquoi pas en nous, parler des multiples vies qui font une vie, et des multiples récits qu’on peut en faire pour la racheter.

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