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Cela fait quatre ans que dure cette rengaine, un peu oiseuse, ressassée dans presque tous les avis, critiques, analyses… sur le comportement des banques au début de la crise. Elles auraient, selon ces diatribes, transféré à l’étranger des sommes colossales en faveur de quelques privilégiés, alors qu’on refusait le minimum vital aux moins chanceux.

Un agissement en somme possible, même probable. Mais le narratif autour de cette histoire a pris une telle ampleur qu’il s’apparente désormais à une fable, avec ses corbeaux, ses renards et quelques cigales politiques criquetant entre les deux. On va donc essayer de recadrer l’affaire, qui a envahi tout l’espace, jusqu’à votre épicier qui y voit la cause de la chute de son chiffre d’affaires. Allons-y en dix petits paragraphes.

1- D’abord, on utilise pour ce phénomène un terme bizarre: des dépôts "fuités" vers l’étranger, un peu comme pour le trafic d’êtres humains en Somalie, alors que tout transfert était et reste légal, en dehors d’une loi de contrôle de capitaux. Cela manquait d’équité morale, certes. Mais les politiques sont les derniers à avoir le droit de parler de moralité.

2- De plus, on ne peut mettre toutes les banques dans le même panier; on sait que certaines étaient plus laxistes que d’autres. Pour cela, et pour toute autre donnée, il faut attendre cet audit sur les banques prévu dans l’accord avec le FMI et promis depuis des années. Mais les promesses, vous savez…

3- Même le procureur financier Ali Ibrahim, le sous-fifre judiciaire de Nabih Berry, n’avait rien pu faire: il avait, en février 2020, convoqué les PDG des plus grandes banques du pays, pour les interroger à propos de ces fuites. Mais c’était surtout un show-off d’intimidation car ils s’opposaient au défaut de paiement de la dette, qui est intervenu quand même quelques jours plus tard.

4- On passe maintenant aux montants ainsi transférés: là, il n’y a pas de consensus non plus, de sorte que des quantités de chiffres disparates, logiques ou farfelus, ont été émis. Car il est une règle immuable dans ce pays, qui stipule que dès qu’on n’a pas de chiffre établi, ce qui est souvent le cas, on laisse libre cours aux fantasmes de chacun.

5- L’ancien gouverneur de la Banque du Liban (BDL) a donné le chiffre de 2,6 milliards de dollars, dont une partie représente des dépôts fiduciaires de banques correspondantes, donc forcément exigibles. L’ancien directeur général des Finances est allé jusqu’à 6 milliards. Des politiques, sautant joyeusement sur cette occasion populiste, ont lancé à qui mieux mieux des chiffres encore plus farfelus. Mais en gros, ces chiffres représenteraient 3 à 4% des dépôts privés en dollars, pas de quoi déclencher une crise financière. De plus, comme il s’agit souvent de gens aisés, on arrive probablement à 0,1% des déposants qui ont été ainsi servis.

6- Il faut rappeler à ce propos que de tels mouvements de transfert étaient courants lors de certaines crises aigues, comme l’assassinat de Rafic Hariri, la guerre de 2006, ou encore la détention de Saad Hariri à Riyad. Quelques milliards fuitaient à ces occasions, mais revenaient dès que l’orage était passé. C’était un peu une routine bancaire dans un pays sujet à des bourrasques politiques répétitives. Le problème, cette fois, est que les intempéries ont perduré et l’argent n’est jamais revenu.

7- On n’en sait pas plus sur l’identité, la catégorie ou la motivation des bénéficiaires de ces transferts: étaient-ils des politiques, des banquiers, des hommes d’affaires, ou de simples pères de famille? Des ultrariches ou des déposants à peine aisés? C’était juste pour se mettre à l’abri, ou pour parer à des urgences médicales, installer une usine, régler un impôt dû à l’étranger ou une traite pour un appartement acheté à crédit? Probablement tout cela à la fois, mais sans savoir dans quelles proportions.

8- Ensuite, un aspect important échappe à ces anti-bancaires primaires, c’est que les banques n’ont jamais intérêt à transférer des dépôts à l’étranger, car c’est leur liquidité en devises qui s’en trouverait affaiblie. Elles l’ont fait à un moment donné, furtivement et d’une façon limitée, peut-être à la suite de pressions, d’impératifs liés à des besoins urgents ou pour préserver leur réputation, tout en espérant que ces montants reviendraient sûrement après l’orage, supposé momentané.

9- Quoi qu’il en soit, des demandes de rapatriement de ces montants fuités n’ont jamais cessé depuis quatre ans que cette histoire dure et qu’on fait mousser jusqu’à la lie. Or ceci serait impossible dans bien de cas: si l’argent transféré a été utilisé pour un investissement ou payer des impôts ou soigner un malade. D’ailleurs, au cas où certains montants sont rapatriés, ils appartiennent toujours à leurs propriétaires; ils ne peuvent être utilisés pour rembourser d’autres déposants. Et les nouveaux venus, comme les anciens déposants, seront soumis aux mêmes circulaires (151, 158…).

10- Enfin, avec ou sans transferts à l’étranger, il est établi que c’est la ruée des déposants qui bloque le système, comme dans d’innombrables cas dans des pays riches ou moins riches. Les derniers exemples sont la Silicon Valley Bank aux USA ou le Crédit suisse.

Mais toute cette histoire n’aurait jamais dû exister si on avait adopté une loi de contrôle de capitaux dès les premiers jours. Le projet de loi a bien été soumis au Parlement assez tôt. Le gouverneur de la BDL et les banques l’ont requis dès le début.

En attendant sa promulgation, l’Association des banques au Liban (ABL) a appelé les banques, en novembre 2019, à "limiter les transferts à l’étranger aux besoins personnels urgents", le temps que les commissions parlementaires puissent boucler la délibération et adopter le projet de loi que l’ABL croyait imminent.

Or quatre ans plus tard, il est toujours en discussion dans les commissions! C’est que le Parlement a toujours été adepte d’un adage bien connu: il ne faut jamais remettre à demain ce qu’on peut ne pas faire du tout.

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