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Pour tenter de deviner les perspectives possibles pour l’année 2024, il faut d’abord se montrer excessivement modeste. Déjà, les données de l’année passée sont rares. Même les organismes internationaux, qui s’offrent tous les ans des enquêtes et études à coups de millions de dollars, semblent engloutis dans des supputations brouillardeuses. Et n’osent plus prévoir quoi que ce soit pour la semaine prochaine.

Donc, en toute modestie, je vais quand même tenter de raconter les futuribles (terme sculpté il y a quelques décennies pour désigner les "futurs possibles"). Une perspective qui ressemble plus à ce que les Anglais appellent "best guess". Ce serait quand même un peu mieux que la voyante Leila Abdel-Latif, qui n’a d’ailleurs pas été recrutée par Ici Beyrouth.

1. Budget de l’État et déficit. Déjà, le projet de budget 2024 présenté par le gouvernement est déficitaire, ce qui est la règle chez nous. Avec les réductions d’impôt décidées par les députés, si elles sont adoptées, on aura encore plus de déficit. Et, encore plus, si on augmente les salaires des fonctionnaires, ce qui est probable. Donc, le gouvernement va devoir s’endetter encore plus, et de la banque centrale, la seule source disponible. Mais, comme Wassim Mansouri ne veut rien entendre, on risque d’aller droit dans le mur. Le premier de 2024.

2. Services publics. Du coup, avec le manque d’argent, de probité, de compétence… et de présence, les services de l’État vont se dégrader encore plus, si cela est possible. Ne survivraient que ceux financés par un organisme extérieur – et contrôlés de près pour éviter les fuites. Le fait que certains services aient renchéri, même au-delà du raisonnable, ne changera rien à l’affaire.

3. Régionalisme. Une variante soft de la fédération. Mais, c’est surtout une tendance qui va s’accroître en raison de l’absence étatique, avec des ONG et des initiatives privées qui vont s’occuper, chacune dans sa région, d’assurer un minimum de services publics. Du coup, le décalage régional va s’accentuer, à mesure que l’État central s’évapore. On revient presque aux cités-États de la Phénicie.

4. Dollar et dollarisation. Il y a des chances que le dollar reste stable, ou même baisse en cas de meilleure conjoncture politique, rien que parce que de plus en plus de travailleurs perçoivent des revenus en dollar. Donc nul besoin d’aller échanger des LL, qui resteront d’ailleurs rares sur le marché. La dollarisation va s’amplifier et le cash va demeurer le roi des transactions, avec quand même une modeste incursion des cartes en dollars frais, proposées désormais par les banques et une demi-douzaine d’opérateurs financiers.

5. Inflation. Jusqu’à maintenant, on calculait l’inflation des prix en LL. Cette manie devrait cesser vu la prédominance du dollar, ou au moins, on devrait sortir un deuxième indice en dollar. À ce propos, tout porte à croire que les prix vont continuer à augmenter, en dollars frais, jusqu’à atteindre, en 2024, les niveaux réels de 2019. Avec quand même quelques exceptions, comme pour l’immobilier, vu qu’on assiste à une distorsion du marché, avec une offre abondante de logements anciens et une demande anémique.

6. Pauvreté. Si les dollarisés vont partiellement pouvoir tirer leur épingle du jeu, les salariés en LL vont rester sur le trottoir. Et la pauvreté va continuer à faire des ravages, surtout avec les troubles au sud. Il en va ainsi en particulier pour deux catégories. D’abord, les fonctionnaires, à qui on ne peut que prodiguer un conseil: quittez l’administration au plus vite si vous avez une alternative; votre sort ne va pas s’améliorer.

Puis ceux qui dépendent des retraits des lollars pour survivre. Même si la circulaire 151 est mise à jour, avec un taux supérieur à 15.000 LL, la tendance est de limiter les retraits mensuels à 24 millions de LL, modique montant. Cette pauvreté sera surtout cruelle dans le secteur de la santé entre un effondrement de la couverture étatique et des assurances privées hors de portée.

7. Banques. L’activité bancaire restera endiguée, en l’absence d’une refonte du système financier du pays, ce qui est peu probable en 2024. Quelques services seront réanimés, mais rien à voir avec le foisonnement du passé. Un lest qui pèse lourd sur toute l’activité économique du pays.

8. Balance commerciale. Cette balance est une plaie qui perdure, avec un déficit colossal qui devrait être autour de 15 milliards de dollars. C’est que les besoins incompressibles vont persister, en carburants (surtout pour les mafias des générateurs), en produits de base et en équipements. Malheureusement, les exportations peineront à combler un peu le déficit, car les marchés du Golfe resteront fermés et les industriels ont toujours du mal à doper leur capacité de production faute de crédits bancaires. Ils vont juste gagner des parts de marché sur la scène locale. Quant à l’argent des expats, il aidera comme toujours à compenser près de la moitié du déficit commercial.

9. Investissement. Toujours rien qui pourrait inciter les entrepreneurs à investir, dans un pays à haut risque, avec un crédit inexistant, un système monétaire distordu et un environnement déglingué. Quelques sous-secteurs sortiront du lot, comme les restaurants et les industries de produits de consommation courante, dont le marché est assuré, ou encore les startups. Ceci n’empêchera pas une flopée d’investisseurs téméraires de tenter le coup, même en dehors de toute logique.

10. La plaie. Enfin, c’est encore une fois l’hémorragie politique qui dominera l’économie: la guerre du Hezb au sud, qui risque de s’étendre à tout moment; la vacance présidentielle si elle perdure ou si on a un nullard comme président; des gouvernements et des parlements stériles; et des gesticulations de figurants qui se donnent l’air de jouer dans un remake de Game of Thrones.

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