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Pauvre centre-ville de Beyrouth, qui ne mérite pas le sort qui est le sien depuis des années. Et, par un jeu de miroir, pauvre Solidere, qui ne le mérite pas non plus, les deux sorts étant liés. Et la réanimation ramadanienne éphémère actuelle ne changera rien à cette torpeur, qui n’est pas le fruit du hasard, mais plutôt l’aboutissement d’un long cheminement macabre.

Le centre-ville a été alternativement une scène de guerre violente, puis politique pour ou contre Rafic Hariri, de chantage, de conflit larvé sunnite-chiite, et même de clash social riches-pauvres. Tout ceci nous a amenés, a amené le centre-ville dans sa majeure partie à l’état de désolation actuel. Bref, retour historique sur une conjuration.

Le centre-ville reconstruit n’était dans les années 1980 qu’une maquette gardée à la naphtaline dans les locaux d’Oger à Riyad. Une fois Hariri au pouvoir, le rêve pouvait devenir réalité. Solidere est alors née malgré les premières attaques sur son statut et son projet. Alors que tout le monde savait que l’alternative de traiter dans les tribunaux les cas de dizaines de milliers d’ayants droit était une chimère. Les compensations étaient justes ou non reste un sujet de controverse.

Puis, aux ayants droit, il fallait ajouter la compensation des déplacés qui squattaient des logements, surtout ceux des juifs de Wadi Abou-Jmil. Pour la petite histoire, un certain Ali, surnommé Ali d’Or (Ali el-Dahab), une relique milicienne, jouait les entremetteurs et empochait des commissions-rançons des squatters et de Solidere en même temps. Jusqu’à ce qu’un immeuble s’effondre sur la tête des derniers occupants, alors que Ali négociait les derniers milliers de dollars. Depuis, Ali est au-devant de la scène publique, exit El-Dahab, quoique…

Une fois le terrain déblayé, les travaux d’infrastructure pouvaient commencer… puis s’arrêter d’innombrables fois. Soit à cause d’un de nos sursauts sécuritaires, soit à la suite d’une découverte archéologique. "Si c’était une entreprise étrangère, elle aurait facturé tous ces arrêts intempestifs le double du tarif initial", disait Georges Mouawad, l’entrepreneur alors en charge (Groupe Mouawad-Eddé).

En fait d’archéologie, le débat s’éternisait: faut-il garder tout en l’état? Ou remblayer et, tant pis, construire au-dessus? Ou déplacer les pièces transportables ailleurs?

Il y a eu, en fin de compte, un amalgame de tout cela: un musée (face au An-Nahar) sur l’histoire de Beyrouth qui doit regrouper les principales découvertes; puis des fouilles qui sont restées en plein air (les thermes romains…). Et, idée originale: l’immeuble sur la place Riad Solh devait consacrer un de ses sous-sols aux découvertes archéologiques trouvées sur les lieux, et les garder telles quelles in situ. Sauf que cet immeuble, architecturé par Jean Nouvel, est toujours un trou béant, à l’arrêt depuis des années, de même que le projet de musée.

Après l’infrastructure, on enchaîne avec les attaques sur le plan urbanistique. Solidere a pu préserver, ou reconstruire à l’identique, 260 immeubles patrimoniaux, avec les églises, les mosquées et les synagogues. Même si tout n’était pas parfait: les repères historiques (place des Martyrs, place Debbas…) ont été perdus; et les souks furent un fiasco architectural. Mais l’ensemble fonctionnait bien et reçut des prix internationaux.

Les ventes de terrains et les projets se multipliaient avec frénésie. Les locaux et nos visiteurs du Golfe remplissaient les cafés et les échoppes jour et nuit. Les familles en faisaient leur sortie de dimanche. Rafic Hariri, tout fier, y faisait le guide touristique à ses hôtes de marque, amenait son ami Jacques Chirac lors de ses visites pour une promenade à pied, prenant place dans ce populaire Petit Café face au Parlement. Là où le trompettiste de service improvisait une Marseillaise enjouée…

Puis, les jours sombres commencent à partir de 2004. Bachar el-Assad qui menace Hariri, d’après les témoins du tribunal de La Haye, de détruire le centre-ville sur sa tête s’il ne proroge pas le mandat d’Émile Lahoud. Puis, l’assassinat, puis les manifs et contre-manifs, puis la guerre de 2006, puis les tentes sit-in des fumeurs de narguilé qui infestaient les lieux, puis l’invasion musclée de mai 2008. Et tout s’enchaîne.

Puis, à peine le centre-ville relevé de ses crises qu’arrivent les manifestants dénonçant la crise des déchets de 2015 qui tentaient d’atteindre le Parlement. Le centre-ville est alors transformé en bunker. Jusqu’à ce que Nabih Berry, des années plus tard, eût la magnanimité de le libérer, glorifié pour l’occasion par une pluie d’Alléluias et d’Hosannas.

Rebelotte pour la révolution de 2019, avec cette fois des "éléments incontrôlés" qui s’en prennent aux hôtels et aux magasins de luxe. Une occasion pour ressusciter cette vengeance postmilicienne contre le joyau du centre-ville, toujours affublé de l’attribut haririen, ou sunnite, ou fastueux, au choix.

Qu’en est-il maintenant? Après des années de profits plus ou moins consistants, les finances de Solidere entrent durablement dans le rouge, miroir d’un climat délétère général et d’un centre-ville qui n’arrive plus à redémarrer. Les projets sont reportés: le prolongement des souks, le grand magasin signé Zaha Hadid au milieu, la Marina est sur les remblais de l’ex-Biel, la promenade côtière sur 2 ou 3 niveaux qui devait la relier à la Marina St-Georges, etc.

Financièrement, Solidere n’a plus de dettes, mais le cash est en pénurie, car les ventes, principale source de revenus, se raréfient, malgré la baisse des prix: personne ne va oser investir des centaines de millions de dollars dans un pays à la dérive et un centre-ville aussi déprécié, qui plus est par les propres autorités du pays. Du jamais vu.

Toutefois, loin de l’optimisme béat, le centre-ville n’a pas dit son dernier mot. Des millions de mètres carrés constructibles sont encore disponibles. Les entrepreneurs soutiennent qu’on ne peut radier éternellement une prime location. Et les poètes affirment qu’on ne peut tuer l’âme d’une ville…

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