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Liquide-t-on un ennemi pour donner l’exemple, ou pour se prémunir contre ses méfaits et mettre un terme final à la menace qu’il fait peser sur ses congénères? Le fait-on en vertu d’une "obligation de vengeance" inscrite dans l’ADN des peuplades sémitiques ou pour rétablir l’équilibre de la terreur entre antagonistes? Un assassinat ciblé réussi comme ceux qu’on décompte depuis le 7 octobre prend l’aspect d’une justice plus privée que publique. Et pour cause: le fait d’abattre un "enemy combatant"1, comme en l’espèce, ne procède pas d’une décision de justice ni de formes procédurales respectueuses des droits de la défense. Mais, nous rétorquera-t-on, c’est la guerre et il s’agit d’annihiler l’adversaire qui ne se prive pas de recourir à tous les moyens pour nous terrasser.

Juste un inventaire du jeu de massacre

Selon ACLED, une ONG américaine, Israël a lancé au cours des dix derniers mois, pas moins de 34 raids qui ont liquidé 39 hauts responsables et cadres du Hamas, du Hezbollah et des Gardiens de la Révolution. Ces frappes, chirurgicales ou non, ont été inégalement réparties entre le Liban, la Syrie et l’Iran. À noter que les trois victimes les plus proéminentes des raids les plus récents sont Mohammed Deïf tombé à Gaza, Fouad Chokr à Beyrouth et Ismaïl Haniyé à Téhéran. On a pu prétendre que les deux dernières ont été exécutées en réaction au massacre de douze enfants et adolescents à Majdal Shams, mais cette allégation, qui fait le jeu d’Israël, ne tient pas. Les trois susdits " macchabées " étaient condamnés à mort depuis belle lurette et l’engin explosif qui a liquidé Haniyé le 31 juillet dernier a été " planté ", aux dernières nouvelles, deux mois avant l’instant fatidique où la déflagration l’emporta. Donc, bien avant le 27 juillet, date de la frappe sur le village druze du Golan occupé et annexé par l’État hébreu.

L’honneur bafoué et les lois de l’hospitalité

Mon ami qui évolue dans certains cercles de la banlieue sud de Beyrouth (Dahyé) n’arrête pas de rapporter que l’assassinat d’Ismaïl Haniyé s’est avéré être une offense d’une extrême gravité faite à la nation iranienne: dans cent ans encore, on reprochera au régime des ayatollahs de n’avoir pas accordé à l’hôte la protection, sacrée en islam, et on insinuera que le pays de Cyrus le Grand a laissé faire l’insoutenable et livré le leader palestinien à ses bourreaux. Par négligence, et pourquoi pas par complaisance! Cela est d’autant plus significatif que dans le petit pays qu’est le Qatar, ce patron du Hamas circulait en toute liberté depuis des années, sans encourir les foudres de sa némésis, déesse de la pudeur pour certains.

Ah, la fierté nationale iranienne! Elle n’a pas manqué d’être évoquée lors des négociations sur le nucléaire iranien, négociations qui aboutirent à l’accord sur le nucléaire iranien le 2 avril 2015 et au Plan d’action global conjoint le 14 juillet de la même année. Qui ne se souvient du nombre de fois où Mohammad Djavad Zarif avait invoqué l’honneur de son pays pour obtenir des concessions de l’autre partie, représentée en gros par les membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU et par ceux des pays membres de l’Union européenne. De cet argument sentimentalo-héroïque, le ministre iranien des Affaires étrangères fit un tel usage répétitif que le secrétaire d’État américain John Kerry, qui voulait arriver à un accord coûte que coûte, agacé qu’il était, s’était rebiffé en s’écriant: "Nous aussi, Américains, avons notre fierté nationale." En d’autres termes: "Arrêtez de nous seriner avec ce leitmotiv."

C’est vous dire combien l’Iran est susceptible quand il s’agit de sa dignité héritée de l’époque impériale et de son image aux yeux du monde: la République islamique est prête à sortir de ses gonds à la moindre insulte ou si on lui manquerait de respect.

Tant que c’est le cas, avouons donc que Benjamin Netanyahou a été très habile en provoquant Téhéran de la sorte. De l’air de dire: "Messieurs les ayatollahs, ce n’est pas en vous défaussant sur vos ‘proxies’ (houthis ou hezbollahis) et en les chargeant de vous venger que vous laverez l’affront."

D’une pierre trois coups

Benjamin Netanyahou n’allait pas s’encombrer de la question des otages ni de l’accord de cessez-le-feu auquel tenait Joe Biden. En avalisant l’exécution extrajudiciaire de Téhéran, il a fait coup triple:

1- Liquider le patron de la branche politique du Hamas et venger enfin l’affront du 7 octobre. Et quasi simultanément abattre Fouad Chokr du Hezbollah dans la banlieue sud et Mohammed Deïf du Hamas à Khan Younès. Israël allait poursuivre avec succès sa politique d’œil pour œil!

2- Reporter aux calendes grecques l’accord sur un cessez-le-feu à Gaza, Ismaïl Haniyé, négociateur en chef, ayant été expédié ad patres2. D’ailleurs, le cheikh Mohammed ben Abdelahmane al-Thani, Premier ministre du Qatar, frustré après tant d’efforts diplomatiques réduits à néant, a accusé Netanyahou de saboter ledit accord, et a poursuivi: "Comment voulez-vous qu’une médiation réussisse quand une partie prenante assassine celui qui négocie au nom de l’autre partie?"

3- Couper l’herbe sous les pieds du nouveau président iranien, Massoud Pezechkian, qu’on dit quelque peu ouvert à un arrangement avec l’Occident, et amener l’Iran, si possible, à s’engager directement dans la bataille, alors qu’Israël bénéficie de l’appui logistique indéfectible des États-Unis3, toute réticente que soit l’administration démocrate à intervenir dans le conflit où compte l’entraîner ce boutefeu de Netanyahou.

Voilà à quoi sert d’exécuter à titre individuel un adversaire de taille. Le théoricien prussien Carl von Clausewitz n’aurait pas hésité à dire: "Les assassinats ciblés, c’est la continuation de la politique selon d’autres moyens."

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1- "Enemy combatant", catégorie juridique introduite par les autorités américaines dans leur guerre contre la terreur et leur permettant de s’affranchir de certaines règles posées par les conventions de Genève.

2- Amos Harel, "Haniyé’s assassination made it clear: Israeli hostages are not at top of Netanyahu’s agenda", Haaretz, 2 août 2024.

3- Patrick Wintour, "Assassination again shows Netanyahu’s disregard for US-Israel relations", The Guardian, 3 août 2024.