"Y a-t-il un pilote dans l’avion" ? Cette boutade – qui n’est autre que le titre d’un film adapté d’une comédie américaine – est souvent lancée pour commenter avec une ironie, teintée de cynisme, l’état de déliquescence avancée, et généralisée, auquel est parvenu le pays.

À y voir de plus près, cette expression satirique reflète en réalité, fidèlement, la situation en tous points surréaliste dans laquelle se débat la population libanaise depuis plusieurs années, sous le poids d’un pouvoir aux abonnés absents… Car effectivement, on en vient à se demander s’il existe réellement dans ce pays des "dirigeants" (excusez l’abus de langage…) qui ont véritablement le sens des responsabilités, qui ont une notion, ne fût-ce qu’élémentaire et basique, de ce que devrait être le souci de la chose publique. Des "dirigeants" qui auraient vaguement conscience du fait qu’une population entière est bafouée dans sa vie quotidienne et frappée d’un cataclysme socio-économico-financier sans précédent dans l’Histoire (déjà suffisamment mouvementée) du pays du Cèdre.

Dans les faits, des déclarations faites à la fin de la semaine dernière par deux ténors du Parlement illustrent avec effroi à quel point ceux qui détenaient, et continuent de détenir, les rênes du pouvoir paraissent insensibles aux souffrances de leurs concitoyens et ne se soucient que de leurs propres calculs partisans ou "stratégiques". Comment expliquer autrement le gigantesque détournement de fonds publics à grande échelle qui se poursuivait sans aucun scrupule alors même que l’effondrement généralisé et global, touchant tous les secteurs socio-économiques, pointait visiblement à l’horizon?

Dans une interview à une radio locale, le député Ibrahim Kanaan, président de la commission des Finances et du budget, est ainsi revenu à la charge au sujet des 27 milliards de dollars qui ont été puisés du Trésor sans que nul ne sache jusqu’à présent comment, où et dans quel but ce montant a été dépensé. Près de 27 milliards de dollars de fonds publics qui ont mystérieusement disparu !

Comme pour compléter l’indignation exprimée par M. Kanaan, le député de Tripoli, le général Achraf Rifi, indique de son côté que le "pouvoir" (ou plutôt ceux qui le détenaient réellement) a dilapidé "plus de 40 milliards de dollars dans les magouilles portant sur le secteur de l’électricité", et plus de "20 milliards de dollars pour la subvention des carburants et autres produits introduits en contrebande en Syrie". Le gouverneur de la Banque du Liban, Riad Salamé, relevait d’ailleurs à cet égard, dans une interview à un quotidien français, que "depuis 2017, le Liban importe pour assurer les besoins de deux pays, le Liban et la Syrie" ! L’altruisme dans ce domaine précis n’est pas nécessairement une bonne chose… Surtout lorsque ceux qui l’imposent et l’exploitent pour leur profit partisan ou clanique ne sont pas dignes de bénéficier de nos largesses.

Électricité et contrebande: les deux grandes plaies à la base de la faramineuse dette publique dont pâtissent aujourd’hui les Libanais dans le moindre petit détail de leur vie quotidienne. Deux plaies béantes qui ont constitué le catalyseur de l’hémorragie du Trésor public et qui ont, chacune, un nom propre: Gebrane Bassil et le Hezbollah. Plus de 60 milliards de dollars de dilapidation de fonds publics pour satisfaire l’affairisme insatiable du gendre de la République et les appétits géopolitiques d’un parti qui a choisi, dans sa charte fondatrice, de faire acte d’allégeance inconditionnelle au Guide suprême de la République islamique iranienne…

Comme le hasard fait bien les choses, ceux qui ont détourné pendant nombre d’années les réserves en devises provenant, pour l’essentiel, des prêts accordés par les banques à l’État (via la BDL) sont ceux-là mêmes qui se livrent à une chasse aux sorcières assidue contre ces mêmes banques. Il faut bien faire diversion et détourner l’attention des véritables pilleurs des caisses publiques en faisant assumer à d’autres le déficit que l’on a soi-même créé et accentué sans relâche !

Soixante milliards de dollars détournés par ceux qui détenaient réellement les rênes du pouvoir… Entre contrebande à très grande échelle par le biais des frontières syriennes poreuses et les "magouilles électriques", les tribunaux devraient avoir, sur le plan du principe, beaucoup de pain sur la planche. Mais l’idéalisme n’est pas de mise dans le contexte présent. Serait-ce toutefois trop demander que la Première Magistrature de l’État puisse échoir à une personnalité qui sache ce que signifie le terme gouvernance ?

Pour que cette gouvernance soit possible, il faudrait au préalable que le directoire du Hezbollah se résigne à plancher sur l’interrogation suivante: l’avenir de la communauté dont il s’est approprié manu militari la représentation réside-t-elle, in fine, dans l’établissement de rapports équilibrés et sereins avec ses partenaires nationaux ou bien dans l’ancrage aveugle à une puissance régionale dont l’expansionnisme ne semble pas avoir de limites ? Une question qui se pose avec acuité lorsque l’on sait que dans une région aussi trouble et explosive que le Moyen-Orient, tout projet fondé sur la coercition est par essence éphémère et tributaire d’un rapport de force qui peut par une nuit sans lune être profondément remis en cause.

Le Hezbollah a, certes, réussi à entraîner tous les secteurs vitaux du pays dans un état de coma profond, mais il commettrait une grosse erreur en sautant hâtivement à la conclusion que nous avons atteint le stade de mort cérébral irréversible.