C’est à un feuilleton électoral peu commun que les Libanais assistent depuis plusieurs semaines. Un feuilleton qui se distingue non pas par les reports successifs du scrutin, mais plutôt par les véritables enjeux qui caractérisent cette échéance, cruciale cette fois-ci à plus d’un égard. La portée de la présidentielle, qui connaîtra un nouvel épisode lundi 24 octobre, est illustrée par le fragile équilibre des forces au sein du nouveau Parlement et par les positions affichées sans ambages par les principaux groupes parlementaires.

Une donne fondamentale mérite d’être rappelée, d’entrée de jeu, vu son impact indéniable sur le cours des événements: aucun des deux camps qui se partagent l’Assemblée (les souverainistes d’un côté, le Hezbollah et ses alliés de l’autre) n’est en mesure d’imposer son candidat idéal. Et pour compléter le tableau, chacun des deux camps en présence détient le tiers de blocage qui lui permet de provoquer un défaut de quorum s’il perçoit le risque qu’un candidat de défi présenté par la partie adverse est en voie de se frayer un chemin vers Baabda.

C’est cette impasse présidentielle qui constitue dans le contexte local et régional actuel le nouveau danger à caractère existentiel qui plane aujourd’hui sur le pays. À défaut de pouvoir faire accéder son homme à la Première magistrature de l’État, le Hezbollah pourrait se rabattre sur un plan B qui consisterait à exploiter le blocage dans un double objectif: d’une part, consolider son rôle régional d’instrument privilégié de la stratégie expansionniste des pasdarans iraniens en maintenant le Liban dans sa situation d’otage au service de cette stratégie; et d’autre part, poursuivre son entreprise de déconstruction de l’ensemble du système politique, économique, financier et – plus grave encore – culturel (dans le sens large du terme), afin d’imposer son projet de société guerrière fondée sur une posture idéologique obscurantiste et un discours belliqueux sans fin dont l’aboutissement est de changer drastiquement la vocation et la raison d’être du pays du Cèdre.

En clair, le parti pro-iranien chercherait à remettre en cause l’esprit de Taëf, les fondements du Pacte national, en créant un grave fait accompli: la marginalisation de la présidence de la République. D’où l’insistance de la formation chiite à former un nouveau gouvernement qui assumerait les prérogatives du chef de l’État, le Parlement exerçant parallèlement son rôle sur base du principe de la "législation de nécessité". De ce fait, la fonction de la présidence de la République serait pratiquement reléguée aux oubliettes, dans l’attente sans doute d’une redéfinition des fondements du système.

Cela reviendrait à effectuer un grand saut dans l’inconnu. "Théorie du complot", diront certains… Sauf que les dirigeants du Hezbollah et leurs maîtres à penser iraniens ont apporté la preuve à maintes reprises qu’ils sont d’excellents joueurs d’échec, qu’ils préparent leurs coups avec minutie bien à l’avance et, surtout, qu’ils ne reculent devant absolument rien pour faire avancer leurs pions. Le dernier épisode du salon du livre littéraire francophone initié par l’Institut français et que le ministre pro-Hezbollah de la Culture s’est employé ardemment à torpiller, sous des prétextes fallacieux d’un autre âge, en dit long sur les véritables intentions des suppôts de Téhéran.

Et puis il y a ces petites phrases distillées à petites doses çà et là, qui paraissent innocentes mais qui reflètent un état d’esprit qui sous-tend un projet politique pernicieux: "Je suis fier d’être un soldat dans l’armée du wali el-faqih" ; "il faut en finir avec le Liban des pubs, des restaurants, des lieux de loisirs et de la débauche"; "Le nouveau Liban doit être compatible avec le projet de la résistance"; "le prochain président doit reconnaître et soutenir la résistance"… Comment oublier en outre qu’au lendemain de la guerre de juillet 2006, le leader du Hezbollah avait classé les Libanais en quatre catégories, glorifiant ceux qui appuient la "résistance" et stigmatisant ceux dont le souci est de "se promener le dimanche" en famille!

Aujourd’hui, plus que jamais, l’enjeu de la bataille présidentielle se situe à ce niveau et place les Libanais, plus particulièrement les parlementaires, face à l’alternative suivante: favoriser l’élection d’un président dont la mission serait de stopper net l’entreprise de déconstruction de l’édifice d’un Liban libéral, pluraliste, moderne et ouvert sur le monde ; ou ouvrir la boîte de Pandore en se laissant entraîner au jeu de la formation pro-iranienne par le biais d’un torpillage de la fonction et du rôle du président de la République. Et dans cette optique, il est peut-être grand temps que la poignée de députés qui se posent en porte-étendards du "changement" (à reculons?) fassent l’effort de dépasser le stade de l’enfantillage politique primaire.