À moins d’un an de la fin de son mandat, le président de la République Michel Aoun a accusé lundi soir l’ensemble de la classe politique, opposants comme alliés, d’avoir contribué au “blocage et au démantèlement des institutions et à la dissolution de l’État”.

La nouveauté dans l’allocution du chef de l’État, effectuée sur fond de tensions locales avec ses alliés politiques, a été le réquisitoire dressé de manière à peine voilée contre le Hezbollah, placé au premier rang sur le banc des accusés de ce blocage et pointé du doigt pour la première fois – en dépit d’une volonté, manifeste de par la tonalité et le style du discours, de ne pas créer d’antagonismes frontaux avec le parti chiite.

Le président Aoun a critiqué par exemple les tensions et les ingérences avec les pays arabes et du Golfe qui desservent l’intérêt du Liban, et rappelé la nécessité d’élaborer une stratégie de défense qui soit sous le contrôle et l’application exclusifs de l’État libanais, soulignant sa volonté d’appeler à un dialogue national au plus vite sur trois points: la stratégie défensive, la décentralisation administrative et financière élargie et un plan de relance économique et financière avec des suggestions de réformes.

Voici le texte intégral de l’allocution du président de la République:

“Beaucoup de questionnements et de reproches me parviennent quant à mon silence concernant le développement des événements qui se produisent. En fait, je n’ai pas voulu rentrer dans les détails pour ne pas compliquer encore davantage la situation. Aujourd’hui, il est devenu nécessaire de parler ouvertement et de façon très détaillée car les dangers grandissent et menacent l’unité de la nation. De plus, ce que nous entendons et voyons des préparatifs qui se déroulent au niveau régional dévoilent encore davantage ces dangers.

Au cours de mon mandat, j’ai préféré gérer les crises en silence. J’ai réussi dans certains cas et pas dans d’autres. J’ai essayé d’empêcher l’effondrement, j’ai convoqué plus d’une fois à des réunions et à des tables-rondes, j’ai proposé plusieurs solutions… Malheureusement, la composante du système actuel a refusé de renoncer à ses privilèges, ne tenant pas compte de la situation du peuple.

Lorsque l’effondrement s’est produit, j’ai appelé les manifestants au dialogue, ils ont également refusé de répondre à l’appel au nom du slogan ‘Tous, c’est-à-dire tous !’. Aujourd’hui, je renouvelle une fois de plus cet appel à chaque Libanaise et Libanais qui désire le salut du pays.

“L’État fixe seul la stratégie défensive”

Mon adhésion à l’unité, à la souveraineté, à l’indépendance et à la liberté du Liban m’a poussé à affronter, en 1990, les projets d’hégémonie sur l’État. Cependant, les intérêts externes et internes ont pactisé et ont été les plus forts. Pendant 15 ans, le pays a été gouverné par un système politique et financier miné par la corruption, ignorant la souveraineté du pays et tout travail collectif. Quand je suis retourné au Liban en 2005, j’ai voulu garder un esprit positif et j’ai proposé plusieurs solutions tenant compte de la Constitution revue par l’accord de Taëf.

Avec l’effondrement économique, je ne n’ai pas abdiqué ni me suis résigné et je ne le ferai pas ! Je considère toujours et malgré tout que la solution existe et passe par le pacte national. En clair, il faut commencer par demander des comptes aux responsables de cet effondrement, protéger et restituer l’argent des déposants.

La solution passe également par une transition vers un État civil et un nouveau système dont le pilier principal est une décentralisation administrative et financière élargie. Les prochaines élections législatives devraient constituer une sorte de référendum vis-à-vis de ces changements.

Il est vrai que la défense de la patrie nécessite une coopération entre l’armée, le peuple et la résistance, mais la responsabilité première revient à l’État. Seul l’État fixe la stratégie de défense et veille à sa mise en œuvre.

Les différents blocages

Cependant avant d’en arriver là, il faudrait commencer par mettre un terme au blocage délibéré, systématique et injustifié qui nous mène au démantèlement des institutions et à la dissolution de l’État.

" Vous me demandez où se trouve l’obstruction ? À mon tour, je vous retourne la question: où n’y a-t-il pas d’obstruction ?

Blocage du Conseil constitutionnel

Lorsque la cour constitutionnelle la plus importante ne se prononce pas sur un texte constitutionnel clair, comme cela s’est produit en ce qui concerne l’article 57 de la Constitution, cela signifie que l’obstruction a frappé le Conseil constitutionnel, et il est devenu de notoriété publique qui est à l’origine de cette obstruction.

Torpillage du plan de redressement financier

Le plan de relance financière mis en place par le gouvernement précédent a été contrecarré, entraînant le retard des négociations avec le Fonds Monétaire International. En conséquence, le coût du redressement est devenu plus élevé et donc la perte des déposants plus importante. L’absence d’un plan et d’une identification claire des pertes avec une répartition équitable de celles-ci empêche tout soutien international affectant ainsi les intérêts du peuple.

Blocage du gouvernement :

Le blocage du gouvernement est responsable de la paralysie de l’administration. Les salariés attendent leurs dues, les hôpitaux leurs rémunérations et les patients leurs soins.

Qui est responsable du non établissement du budget de l’année dernière et qu’en est-il du sort de celui de cette année ?

Qui fait obstruction à l’audit financier ? Est-ce que l’objectif de cette procrastination est de cacher et de couvrir les noms des propriétaires des milliards égarés et gaspillés ?

Qui est responsable de l’obstruction du dialogue avec la Syrie pour mettre en place le retour des Syriens déplacés ?

Je souhaite de meilleures relations avec les pays arabes, en particulier avec les pays du Golfe, et je demande : qu’est-ce qui justifie aujourd’hui la tension avec ces pays et l’ingérence dans leurs affaires qui ne nous concernent pas ?

Blocage au Parlement :

L’obstruction à la Chambre des députés contribue au démantèlement de l’État. La loi sur le " Capital Control " devait être votée il y a deux ans et deux mois afin de contribuer au sauvetage de la situation financière.

Où en est la loi de restitution des fonds transférés à l’étranger ?

Où en est la loi qui met à nu les corrompus et dévoile les comptes et propriétés des responsables de la fonction publique ?

Où en est la loi sur la vieillesse ?

Pourquoi un tel retard dans la mise en place de toutes les lois de réformes ?

Qui peut m’expliquer pourquoi la Chambre des députés n’a pas répondu à mes appels successifs à adopter des lois au service du peuple ? Où sont ces lois ? Leur place est-elle uniquement dans les tiroirs et chez les comités ?

Démantèlement et dissolution du pouvoir judiciaire :

Les nominations basées sur la confession sont devenues légion, allant à l’encontre des lois et n’adoptant aucun critère de compétence, d’ancienneté, d’éligibilité et de diplômes. Comment puis-je signer de tels choix scandaleux ? De plus, les dossiers des citoyens s’accumulent et attendent d’être résolus. Mais le plus dangereux reste que le pouvoir judiciaire s’est lui-même entravé ou a été empêché de rendre des comptes et d’imposer des sanctions.

Le contrôle financier :

Pourquoi un tel retard dans l’approbation des comptes de l’État depuis 1997? Et qui a émis des sanctions face à un tel comportement ?

La paralysie des institutions est devenue systématique et a pour conséquence la ruine de l’État. Là, une question essentielle se pose : les Libanais sont-ils toujours d’accord pour un État unitaire ? Ou bien ce système est -il tombé et chacun cherche à mettre en place un autre pour servir ses intérêts propres ?

À l’heure où des solutions semblent se mettre en place pour la région, on voit le contraire au Liban… et c’est inacceptable ! Il est nécessaire que le gouvernement se réunisse aujourd’hui, avant demain, pour régler les problèmes au sein du Conseil des ministres. Par quelle charia, logique ou constitution, ce Conseil des ministres est-il suspendu ? Pourquoi lui est-il demandé de prendre une décision qui ne relève pas de ses pouvoirs ? Pourquoi ses travaux sont-ils suspendus à cause d’une situation qui ne constitue pas un problème relatif au pacte national ?

Un crime contre l’État

Le gouvernement doit passer à l’action. La Chambre des députés doit surveiller le travail du gouvernement et le tenir responsable de ses actions, si nécessaire, sans contribuer à sa paralysie, ce que font certains responsables.

Le démantèlement, la paralysie et la dissolution de l’État sont un crime. Tout a commencé par la perturbation de projets tels ceux de l’électricité, le pétrole, l’eau, les communications, ainsi de suite… pour finir par la perturbation des institutions de l’État et de la Constitution.

Je suis responsable de la Constitution et des lois, il est donc de mon devoir d’être franc avec le peuple libanais et de lui affirmer que nous devons rester un seul pays et un seul État. Cependant, nous devons tirer les leçons de l’expérience vécue et modifier le mode de gouvernance afin que l’État devienne viable. La décentralisation administrative et financière élargie est la solution. Quant à la responsabilisation et l’audit, ils sont la condition nécessaire pour clore les comptes du passé et pouvoir restituer aux Libanais leurs droits et leur argent. Le Liban doit rester un carrefour de dialogue interculturel et non une terre de conflits.

Appel à un dialogue national urgent

Vous attendez et endurez la douleur, la faim et la peur. Quant aux pays du monde, ils attendent que nous entamions un dialogue avec le Fonds Monétaire International pour nous aider.

Je ne veux de conflit avec personne – ni individus ni partis politiques – et je ne veux démanteler l’unité d’aucune communauté. Cependant je le dis clairement : tourner en rond est fatal pour le pays et je n’accepterai pas d’être témoin de la chute de l’État et de l’étouffement du peuple.

Je continuerai jusqu’au dernier jour de mon mandat et de ma vie à lutter pour empêcher cela. La solution réside dans le dialogue et avec des moyens pacifiques. La réunion et la mise au travail du Conseil des ministres et de toutes les institutions de l’État est une première étape nécessaire et obligatoire.

Étant en charge de veiller à la Constitution, j’appelle à un dialogue national urgent afin de parvenir à une entente sur trois questions, puis d’œuvrer à leur approbation au sein des institutions.

– La décentralisation administrative et financière élargie.
– La stratégie de défense pour protéger le Liban.
– Un plan de relance financière et économique, comprenant les réformes nécessaires et une juste répartition des pertes.

Ma bataille est celle de la construction de la nation et ce depuis le premier jour où je me suis engagé dans les affaires publiques et la fonction publique. C’est ce dont je rêvais lorsque j’étais étudiant au Collège militaire, une aspiration qui m’a accompagnée tout le long de ma vie.

Il n’y a pas de Liban sans État ! La continuité de la construction de cet État repose sur les fondements suivants : la constitution, les lois et les institutions. C’est ce qui conduit à la régulation d’un pays. Oui, la restauration de l’État est le souhait de tout Libanais, qu’il soit résident ou à l’étranger.

Oui, le peuple libanais est capable de construire l’État et l’économie. Nos capacités sont grandes car notre plus grande richesse reste l’être humain. Cependant l’État se construit en respectant les lois, non en transgressant l’autorité, ni par la domination d’un pouvoir par un autre.

L’État signifie que la loi et la stabilité doivent aller de pair et que personne ne doit demander aux Libanais de choisir entre les deux.

Il est très facile de critiquer le président de la République, de lui tirer dessus tous les jours, de cibler la position de la présidence et de diminuer ses pouvoirs à la Chambre des députés, comme cela s’est produit récemment à propos de l’article 57 de la Constitution. Il est très facile que les voix s’élèvent au quotidien pour le rendre responsable de tous les maux sachant que ses pouvoirs sont très limités puisqu’il n’est même pas en mesure d’obliger le Conseil des ministres à se réunir.

Aujourd’hui je me trouve dans l’obligation de vous demander, ainsi qu’aux médias, de dire en toute honnêteté : Pourquoi la vérité n’est-elle pas dite ? Pourquoi cette falsification des faits ? Le peuple libanais est en droit d’entendre cette vérité et non pas les mensonges et les rumeurs.

En cette fin d’année, j’ai voulu que mon message soit dit en toute franchise, et j’espère que je n’aurai pas à en dire plus !

Vive le Liban et vive le peuple du Liban !”