Quarante-huit ans… Près d’un demi-siècle que le Liban est pris dans la tourmente d’un ouragan qui ne cesse de l’écarteler, de le déconstruire brutalement. Plus ça change, depuis cinq décennies, et plus c’est la même chose…

Ce n’est pourtant pas une fatalité – ou ça ne devrait pas l’être – que les Libanais soient pris en otage par des puissances étrangères qui ne perçoivent le pays du Cèdre que sous l’angle d’un terrain de confrontation par proxy leur permettant de se livrer à toutes sortes de manœuvres. Dernière en date de ces entourloupes, la brusque, et succincte, flambée de violence survenue le 6 avril dernier lorsque des miliciens du Hamas ont lancé à partir du Liban-Sud une trentaine de roquettes en direction du nord d’Israël.

Ces tirs sont intervenus le jour même de la réunion que tenaient à Pékin les ministres iranien et saoudien des Affaires étrangères afin de consolider l’accord conclu le 10 mars entre les deux pays, sous l’égide de la Chine. Les deux chefs de la diplomatie devaient affirmer, dans un communiqué conjoint, leur volonté d’assurer "la sécurité et la stabilité" dans la région.

La concomitance entre ces deux événements ne peut avoir que l’une des deux explications suivantes: soit le courant radical en Iran (plus précisément les Pasdarans) s’emploie à torpiller l’accord avec l’Arabie saoudite; soit le régime iranien se livre à un double jeu, consistant à miser sur la carte de la détente afin de profiter d’un salutaire apport de fonds sans pour autant remettre en question la stratégie expansionniste des Gardiens de la Révolution. Dans les deux cas de figure, le résultat est le même: les Libanais sont otages de cette politique iranienne qui n’en a cure des aspirations de la population à une paix civile, passage obligé pour la mise en place de programmes de développement susceptibles de replacer le pays sur la voie d’une vie normale.

Il serait bon de rappeler dans un tel contexte, une fois de plus, que le Hamas est devenu un instrument aux mains de Téhéran. Rien de plus facile, de ce fait, pour la République islamique de manipuler s’il le faut l’organisation palestinienne afin d’éviter d’impliquer directement le dispositif "officiel" du pouvoir des mollahs, en l’occurrence le Hezbollah, ce qui risquerait de compromettre l’accord avec Riyad, fut-il conjoncturel et ponctuel.

Cette tactique consistant à donner l’illusion de négocier, de pratiquer une politique d’ouverture, tout en maintenant un climat de tension "contrôlée" sur le terrain et en poursuivant la stratégie expansionniste s’accompagne aussi du phénomène inverse: entretenir dans la durée un discours belliqueux tout en s’abstenant de provoquer une escalade sur le terrain. Selon que le pouvoir en place à Téhéran désire jouer la première carte ou la seconde, il manipulera soit le Hamas (dans le premier cas) soit le Hezbollah.

Le dernier discours de Hassan Nasrallah reflète parfaitement un tel jeu: il a "brillamment" épargné, contrairement à ses habitudes, l’Arabie saoudite, tout en s’attaquant violemment aux États-Unis et en soulignant sa volonté de maintenir Israël sur ses gardes et dans un climat de crainte et de tension. Nous sommes donc loin du discours agressif prônant la libération de Jérusalem ou le bombardement de Haïfa: il s’agit désormais, du moins au stade actuel, de faire vivre l’État hébreu dans un climat de tension… Mais une tension factice. Et tant pis pour les possibles investissements étrangers et le bien-être potentiel des Libanais. Le bon vouloir du wali el-faqih prime tout…

En réalité, cela fait bien plus qu’un demi-siècle que le Liban est otage de la rapacité de certaines puissances régionales. En 1958, d’abord, la population a fait les frais des velléités hégémoniques panarabes du président égyptien Abdel Nasser dont le charisme avait conquis une faction de la population, plongeant le pays dans une profonde discorde. En 1969 et au début des années 1970, ce sont les organisations palestiniennes armées qui prenaient l’État en otage, avec pour retombées le début de la guerre libanaise en 1975 et toutes les conséquences que l’on sait.

Le retrait de l’OLP de Beyrouth, en 1982, aurait dû déboucher sur le recouvrement de la souveraineté libanaise, mais c’était sans compter les visées du régime Assad qui cherchait à imposer un Anschluss "à la syrienne" sur le Liban qui, de ce fait, était pris entre les grosses griffes du pouvoir en place à Damas. Aujourd’hui, à la suite du départ des Syriens en 2005, ce sont les pasdarans, par le biais du Hezbollah, qui détiennent toute la population en otage.

Il ressort de ce bref survol que la fonction d’otage ne peut constituer un fait accompli que si une faction locale accepte de jouer ce jeu cynique, sous l’impulsion d’une sensibilité et d’une allégeance transnationales. En clair, cela revient à dire que le pays est balloté depuis des décennies, depuis même la proclamation du Grand Liban, entre les tenants de deux projets politiques, voire deux projets de société: ceux qui défendent un Liban libéral, pluraliste, ouvert sur le monde, respectueux des libertés publiques et individuelles, se tenant à l’écart des conflits internes de la région; et ceux qui s’accommodent facilement de la fonction d’otage parce que pour eux le Liban n’est qu’une pièce sur un grand échiquier régional. Cela nous amène à poser la grande question soulevée depuis des décennies et qui revêt un caractère non seulement politique mais surtout culturel et civilisationnel : quel Liban désirons-nous?

 

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