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Un événement historique fondateur… C’est ainsi que l’on pourrait qualifier le gigantesque rassemblement dont a été le théâtre la Place des martyrs ainsi que toutes les rues avoisinantes, dans le centre-ville de Beyrouth, le 14 mars 2005. Une date qui restera gravée dans l’Histoire du Liban, plusieurs centaines de milliers de personnes (plus d’un million, selon diverses sources) s’étant massées ce jour-là dans cette vaste zone, dans un formidable élan libaniste trans-communautaire. Il en émergera une mouvance politique, le 14 Mars, regroupant un grand éventail de partis, de formations, de courants et de personnalités indépendantes qui seront les porte-étendards de ce qui sera connu sous l’appellation la Révolution du Cèdre.  

Les crises successives – existentielles – qui ébranlent le pays depuis 2005, et plus particulièrement la guerre stérile dans laquelle le Hezbollah a entrainé le pays le 8 octobre dernier, dont le dernier épisode a été lundi soir et mardi les raids contre Baalbeck, ont mis en relief l’importance capitale qu’a constitué ce mouvement du 14 Mars. Ces crises en cascade illustrent à quel point cette Révolution du cèdre était l’antithèse du projet transnational du Hezbollah, ce qui explique la violente et meurtrière contre-révolution mise en place, dès le printemps 2005, par la formation pro-iranienne pour saboter la dynamique souverainiste en marche.  

Pour comprendre la véritable portée et la signification du 14 Mars, un rapide retour à la période de l’indépendance de 1943 s’impose…

À la fin du mandat français, le président de la République Béchara el-Khoury et le Premier ministre Riad Solh devaient sceller l’indépendance en concluant un Pacte national. Il s’agissait alors d’un accord non-écrit entre les deux leaders, posant les fondements de l’édifice politique de la nouvelle étape dans laquelle s’engageait le pays. Cette structure reposait sur deux piliers: d’une part, la "formule de coexistence" qui a confirmé et consolidé la répartition du pouvoir entre les différentes communautés, dans le prolongement de ce qui était d’ailleurs en vigueur sur ce plan depuis l’empire ottoman ; et d’autre part, la neutralité (ni Est, ni Ouest), en ce sens que la partie musulmane renonçait à adhérer à des projets panarabes et régionaux ; et en contrepartie, la partie chrétienne renonçait à s’aligner systématiquement sur l’Occident.

Ce Pacte avait pour fonction d’initier un sentiment national, une sensibilité purement libanaise, un certain libanisme, dans le but de tourner définitivement la page des fortes réticences manifestées par une partie des Libanais qui avaient contesté en 1920 leur rattachement au Grand Liban, préférant leur maintien dans l’entité syrienne. Les retombées sur la scène libanaise, à partir de la fin des années 1950, de l’expérience nassérienne panarabe et de l’implantation des organisations palestiniennes armées ont apporté la preuve que la page en question n’avait nullement, en réalité, été tournée. Et pour cause : le Pacte de 1943 avait été conclu entre deux leaders, mais cette entente au sommet ne s’est pas traduite pour autant par un réel sentiment national libaniste au sein de certaines bases populaires.

C’est précisément à ce niveau précis qu’apparaît toute l’importance et la véritable dimension de la dynamique du 14 Mars. Pour la première fois dans l’Histoire contemporaine du Liban, les places publiques et les artères principales de la capitale ont connu en effet un gigantesque élan populaire trans-communautaire, reflétant un sentiment libanais dépassant largement les barrières confessionnelles. Avec pour leitmotiv "Le Liban d’abord" – qui résume tout – les masses chrétiennes, sunnites, druzes, et des élites chiites, sont descendues ensemble, côte à côte, dans les rues par dizaines de milliers, parfois par centaines de milliers, brandissant le drapeau libanais – exclusivement – scandant les mêmes slogans, portant à bout de bras des calicots exposant les mêmes revendications nationales… Un réel précédent populaire qui contrastait avec l’entente de 1943, limitée à une poignée de leaders alors que les bases respectives n’étaient pas en phase avec les orientations au sommet.

Une véritable dynamique libaniste trans-communautaire était ainsi en marche, constituant un réel danger pour le projet transnational de la formation pro-iranienne. Et pour torpiller cette dynamique, tous les coups seront permis, y compris une guerre en 2006 et celle provoquée le 8 octobre. Avec, à l’arrivée, la déconstruction de l’État central et une tentative de changer en profondeur le visage du Liban en essayant, en vain, de remettre en question la spécificité du pays du Cèdre, son pluralisme et tout ce qui a fait sa raison d’être à travers les siècles. On n’efface pas l’Histoire, les racines et l’inconscient collectif d’un peuple en parachutant manu militari des projets politiques façonnés à la mesure d’une puissance étrangère aux ambitions hégémoniques démesurées.