Écoutez l’article

On va au théâtre pour se distraire et voilà que le Hezbollah vient nous donner en spectacle l’affaire Wajdi Mouawad; ce faisant, il entend nous "distraire" de la question essentielle, à savoir sa responsabilité dans le déclenchement possible d’une guerre désastreuse avec Israël. Et en ayant recours à cette manœuvre qui consiste à détourner l’attention, le parti de Dieu ne fera pas chou blanc: tous les grands esprits du pays vont ruer dans les brancards. Ils vont défendre la liberté de la création artistique, quitte à se faire traiter de suppôts d’Israël et d’agents de la normalisation avec l’ennemi sioniste. Plus on va débattre de l’affaire Mouawad et plus on va se désintéresser de la question essentielle, celle de savoir qui a autorité pour entrer en guerre?  Cette question, qui met en jeu la souveraineté nationale, serait mise à l’écart en ayant recours à des special effects. Alors un débat secondaire se grefferait sur le principal et accorderait aux protagonistes un semblant de répit, ne serait-ce que le temps d’un scandale qui finira par s’estomper!

Était-ce bien raisonnable?

Wajdi Mouawad, homme de théâtre, est à l’évidence, et depuis peu, l’objet d’une campagne de diffamation. Natif de Deir al-Qamar, ce qui ne plaide point en sa faveur aux yeux de ses détracteurs, il est canadien de formation et parisien depuis 2016, en sa qualité de directeur du théâtre national de la Colline. Trop cosmopolite pour être apprécié par ceux qui versent leur sang pour l’Iran, il n’est pas encore accusé d’intelligence avec l’ennemi, mais juste de "normalisation avec Israël". "Le Liban n’acceptera pas de devenir le théâtre pour le blanchiment des crimes" de l’État hébreu (1), énonce magistralement le communiqué qui l’inculpe au nom du politiquement correct, version wilayat al-Faqih. Et comme par hasard, le quotidien Al-Akhbar a vite fait de diffuser ledit communiqué vouant le dramaturge aux gémonies, alors même que certains membres de son équipe de production avaient fait l’objet de menaces à peine voilées.

Voilà pour le comité de réception d’un Molière libanais, en son pays natal. À regarder l’intrigue de plus près, on y reconnaîtrait un pastiche de sa propre pièce Journée de noces chez les Cromagnons: c’est l’histoire d’une maman qui, sous les obus, prépare le repas pour le fiancé européen de sa fille lequel, faut-il le dire, n’a jamais pris la peine d’exister.  Eh oui, un festin pour un gendre imaginaire (2)! N’est-ce pas là une situation comparable, quoique inversée, à celle que vivent les brigades d’Allah prêtes à bondir sur une Galilée virtuelle, une Galilée qui aurait disparu de la carte tant leurs ripostes sont modérées et "bien intentionnées"? Nos Cromagnons, puisqu’il faut les appeler par leurs noms, encaissent coup sur coup, jour après jour, en Syrie comme au Liban, sans oser relever le gant. Et quand ils ripostent, c’est pour la forme, de peur d’envenimer les choses et de causer trop de dégâts dans les rangs antagonistes. C’est à se demander si, à leur idée, l’ennemi leur fait encore face et s’il constitue à leurs yeux une quelconque menace! Tant est claire leur stratégie d’esquive, tant est évidente leur intention de ne pas engager l’Israélien maintenant qu’ils ont pris le Liban en otage.

Tout est de l’ordre des représentations mentales, aussi bien l’illusion fantasmagorique d’un fiancé fictif que le déni de réalité d’un adversaire qui vous martèle quotidiennement de Baalbeck à Nabatiyeh et auquel on n’ose se mesurer. Alors, chercher à détourner notre attention en s’en prenant à Wajdi Mouawad relève de l’incongru et du facétieux! Ce qui nous donne une idée de l’incertitude qui règne dans les états-majors des guerriers d’Allah et du désarroi qui gangrène les rangs de ses fantassins.

Avec Pascal Sleiman, on a rallumé la mèche

Le Hezbollah pourra bien calibrer ses ripostes, il ne saurait tenir indéfiniment sous les coups de boutoir israéliens. Certes, il évite de tomber dans le piège que les provocations quotidiennes lui tendent. Mais il a beau faire, il se rapproche inéluctablement du jour de la grande épreuve. Car, parallèlement aux évènements qui se précipitent sur le front des troupes, il y en a d’autres plus graves encore sur la scène intérieure libanaise. L’assassinat de Pascal Sleiman a pu révéler l’ampleur de l’hostilité qui prévaut entre confessions religieuses: tous les ingrédients d’une guerre civile sont rassemblés, dites-le-vous bien! On a beau essayer de camoufler cet attentat ignoble en un crime crapuleux et d’en faire porter la responsabilité à un gang constitué de Syriens, rien n’empêchera la rumeur publique de dénoncer nommément l’axe de la Moumanaa en ses diverses officines.  Jusque-là, on ne sait pas dans le détail les tenants et les aboutissants de la liquidation du responsable FL de la région de Jbeil. Mais la mobilisation confessionnelle qui s’en est suivie nous rappelle la fureur instinctive qui a prévalu lors du déclenchement de la guerre des deux ans en 1975.

Messieurs les Cromagnons, votre casier judiciaire vous "honore", mais ne nous intimide pas. Pour la bonne règle, gardez à l’esprit que vous ne pourrez prendre le Mont-Liban comme vous avez pris Beyrouth en mai 2008.

[email protected]

1-Cf. Diffamation: Wajdi Mouawad, victime d’une campagne pour normalisation avec Israël, ICI Beyrouth, 6 avril 2024.

2-Belinda Ibrahim, Journée de noces chez les Cromagnons. Le cri originel de Wajdi Mouawad, ICI Beyrouth, 30 mars 2024.