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La date du 13 avril 1975 restera gravée dans la mémoire des Libanais (du moins des Libanais d’un "âge certain") comme celle du déclenchement de l’interminable guerre du Liban. Cette perception est toutefois quelque peu biaisée du fait que ce 13 avril a été plutôt le point d’inflexion (et non le début) d’une profonde crise existentielle chronique qui puise sa source, entre autres – si l’on se contente de remonter uniquement à la période postindépendance de 1943 – dans la conjoncture qui régnait au Moyen-Orient dans les années 1950. Afin d’évaluer à bon escient la véritable dimension des événements qui ont touché la population libanaise depuis ce funeste 13 avril, et jusqu’à nos jours, un rapide retour sur l’histoire contemporaine paraît incontournable.   

La première grande secousse (à caractère existentiel) qui a ébranlé le Liban (indépendant) date de 1958, à l’époque où le président égyptien Gamal Abdel Nasser se posait en porte-étendard d’un nationalisme arabe qui s’inscrivait dans le prolongement de la guerre froide qui battait son plein entre le bloc soviétique et le camp occidental. À cette même période, le président Camille Chamoun, qui était aux commandes à la présidence de la République, avait pris fait et cause pour la doctrine Eisenhower qui prônait un front prooccidental, sous l’égide des États-Unis, pour s’opposer à toute influence soviétique dans la région.

Cette bipolarisation mondiale, combinée à la vague nassériste, a eu un impact direct sur la situation dans le pays, déjà fragilisé par un autre type de bipolarisation proprement interne, à connotation confessionnelle: une faction des Libanais était, en effet, sensible au chant des sirènes du panarabisme, entretenu par le "Raïs" égyptien, tandis qu’une autre faction, conduite par le président Chamoun et les Kataëb, était plutôt favorable à la posture occidentale. Il en a résulté le premier "clash" de 1958. 

À l’issue des événements de 58, le général Fouad Chehab est élu président de la République, et grâce à sa sagesse et sa clairvoyance, il optera pour une politique de neutralité régionale (à la base, d’ailleurs, du Pacte national de 1943, mais qui sera peu respectée par une partie de la population). La neutralité suivie par le président Chehab assurera au Liban une période de stabilité qui durera jusqu’à la fin des années 1960. La débâcle arabe lors de la guerre de juin 1967 placera toutefois le Liban face à de nouveaux défis. Ses retombées constitueront les germes de l’affrontement du 13 avril 1975 et des développements qui en découleront.

À la suite de cette défaite arabe de 1967 face à Israël, l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), sous la conduite de Yasser Arafat, prit la décision d’œuvrer en vue d’une autonomie totale de l’OLP à l’égard des pays arabes. À cette fin, les organisations palestiniennes armées cherchaient à contrôler un territoire afin d’y bénéficier d’une liberté d’action. D’où l’émergence de ce qui fut appelé le "Fatehland", dans le Arkoub, une portion du Liban-Sud limitrophe de la frontière avec Israël. Débute alors un long processus d’atteintes répétées à la souveraineté nationale, parallèlement aux débordements des miliciens palestiniens dans la capitale et ses environs. Cette situation, qui se traduisait par des rapts, des vexations et des contrôles d’identité sur les routes, a fait monter la tension à un point tel que les leaders chrétiens lancèrent une campagne soutenue, au début des années 1970, pour réclamer le rétablissement de la souveraineté de l’État. 

Progressivement, l’OLP s’imposa en mini-État qui rognait l’autorité du pouvoir central. La signature de l’accord du Caire, en 1969, entre l’armée et l’OLP, sous l’égide de Nasser, était censée aboutir à une organisation et une canalisation de la présence palestinienne armée, mais les termes de ce document ne furent jamais appliqués. La tension allait ainsi crescendo, d’autant qu’une faction de la population se solidarisait avec la Résistance palestinienne au détriment de l’État, de la même façon qu’en 1958, une partie des Libanais avait appuyé le courant nassérien panarabe, au mépris des fondements du Pacte national, axés sur la neutralité.

C’est dans ce contexte particulièrement tendu que sont survenus les événements du 13 avril 1975 qui furent ainsi l’aboutissement – un véritable point d’inflexion – d’un long processus conflictuel entre l’État et les organisations palestiniennes armées. Le pays s’était engagé en ce 13 avril dans une guerre interminable qui connut plusieurs épisodes sanglants, marqués par des luttes meurtrières internes et une succession d’occupations, d’abord palestinienne, puis ensuite syrienne, israélienne et présentement iranienne par le biais du Hezbollah.

Le Liban est aujourd’hui sapé dans ses fondements par plus d’un demi-siècle de conflits à multiples facettes (depuis l’implantation de l’OLP au Sud), et la crise existentielle ainsi que les atteintes à la souveraineté qui minent le pays n’ont toujours pas trouvé d’issue. Les circonstances de l’assassinat, en début de semaine, du responsable des Forces libanaises à Jbeil, Pascal Sleiman, ont mis en relief à cet égard le profond clivage vertical qui continue de diviser le pays entre un camp souverainiste pluriel et un second, sectaire, porteur d’un projet transnational inféodé aux Gardiens de la révolution islamique iranienne. Mais dans le même temps, ce drame a également fait resurgir une détermination populaire et politique à surmonter le passif des dernières décennies et à préserver, contre vents et marées, les spécificités et l’authentique visage du pays du Cèdre.