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C’est pitié de les voir tomber, l’un après l’autre, déchiquetés par les drones dans leur "Rapid" ou sur leurs motos. Ils sont près de 400 combattants du Hezbollah à avoir été tués, depuis dix mois que dure la guerre d’attrition ouverte par le Hezbollah contre Israël, et une grande partie de Libanais ne "suit" pas ce qu’elle tient pour une course inutile à la mort. Simples soldats ou commandants d’unités, ils reçoivent tous les mêmes honneurs militaires. Certes, ils sont pleurés, mais il est toutefois difficile de recueillir le véritable sentiment populaire que cette guerre soulève dans leur communauté tant l’identification à la bataille inégale, mais héroïque, de Kerbala (Octobre 680 de l’ère chrétienne) est forte.

Il y a, tout de même, quelque chose de contre-nature dans ce qui se passe. Les habitants du Liban-Sud sont bien connus pour leur attachement à la terre et, à travers elle, à la patrie. Or l’attachement à la terre est amour de la vie. Le Hezbollah semble lui faire violence avec son culte du sacrifice; cette bataille de soutien à Gaza, cette bataille de commande comprend quelque chose d’abstrait, d’incompréhensible, presque d’irrationnel. Avant 2000, et même en 2006, les résistants avaient un territoire, ou plutôt une terre à défendre. Mais aujourd’hui, ce sont leurs propres actions qui apportent le malheur sur leurs villages et leurs maisons, leurs biens et leurs vies. Aujourd’hui, ils sont privés du principal ressort qui les faisait agir. D’où la sincère douleur que beaucoup de Libanais ressentent pour ces précieuses vies perdues "inutilement", aussi bien pour leurs propres familles que pour le Liban.

En fait, nous avons commis l’erreur de ne pas donner assez de place, dans notre culture, à l’amour de la patrie, à l’amour du Liban, alors que nous en avons, chez nous et autour de nous, de bons exemples. Ainsi, sous la plume d’Eugénie Bastié, Le Figaro consacre à Régis Debray, l’aventurier de la révolution chilienne, le compagnon de Fidel Castro et du Che, une série d’articles. Parmi ceux-ci, le Che évoque la sagesse acquise par Debray au contact des révolutions. Celles-ci, dit-il, se nourrissent du terreau de la patrie. Sans ce terreau, elles s’épuisent rapidement et finissent par se figer et s’éteindre. Ainsi, les discours de Fidel Castro ne s’achevaient jamais sans le cri "Patria o muerte" (La Patrie ou la mort), y est-il rappelé.

Toujours sur le thème de la patrie, dans son livre Entrer dans la douceur, l’essayiste et grand reporter Jean-Claude Guillebaud, citant l’historien Michelet, parle de la manière dont Jeanne d’Arc, au 15ᵉ siècle, fit d’un rassemblement de provinces et d’un "chaos de fiefs" la France;  et comment elle la fit aimer, "pour la première fois, comme une personne".

Ce sentiment trouve l’un de ses plus beaux achèvements dans l’inoubliable premier paragraphe des Mémoires de Guerre du général De Gaulle: "Toute la vie, je me suis fait une certaine idée de la France (…). Ce qu’il y a en moi d’affectif imagine naturellement la France telle la princesse des contes ou la madone aux fresques des murs, comme vouée à une destinée éminente et exceptionnelle".

Et l’explosion du 4 août?

Plus près de nous, c’est incontestablement l’amour du Liban qui animait ceux qui se sont rendus au Vatican pour y trouver un appui moral et diplomatique à leur recherche de la vérité et de la justice sur l’explosion du 4 août. La perte d’un être cher et la vision d’un Liban encanaillé et livré à la décadence participent d’une même souffrance. Au demeurant, en demandant aux Libanais de se solidariser avec sa cause, le Hezbollah doit en être conscient: comment peut-on oublier que le parti qui exalte le martyre et envoie ses hommes mourir aux frontières est celui-là même qui a bloqué l’enquête sur l’explosion du 4 août au Port de Beyrouth?

Le Pape Jean-Paul II, en affirmant que " le Liban est plus qu’un pays, un message", occupe une place d’honneur parmi ceux qui ont contribué à faire du Liban une personne morale, en l’occurrence un Messager. Il faut se laisser transformer par cette image, comme on se laisse aller à rêver au Liban, en écoutant l’œuvre musicale et scénique des frères Rahbani.

Comme cet enchantement poétique et musical, le testament de Ghassibé Keyrouz devrait figurer en bonne place dans nos curricula scolaires. Voilà de quoi il s’agit: en décembre 1975, la guerre civile fait déjà rage. Ghassibé, qui se prépare au sacerdoce sous la conduite d’un prêtre jésuite ami, Nicolas Kluiters, rentre à Nabha (Békaa) pour les vacances de Noël. En route, il est assassiné par des fanatiques. Dans un tiroir de la chambre qu’il occupait provisoirement au Collège de Jamhour, ses parents retrouveront un texte prémonitoire qu’il a écrit la veille de sa mort. Il sera lu à son enterrement. Il y dit: "Lorsque j’ai commencé à écrire ce testament, c’était comme si une autre personne parlait pour moi… Tout le monde, ces temps-ci, est en danger, Libanais ou résidents sur la terre du Liban. Et comme je suis l’un d’eux, je me suis vu enlevé et tué sur la route, en allant à mon village de Nabha. Et si cette intuition se vérifie, je laisse un mot aux gens de ma famille…  J’ai une seule demande à vous faire: pardonnez à ceux qui m’ont tué. Faites-le avec tout votre cœur, et demandez avec moi que mon sang, même si c’est le sang d’un pécheur, soit un rachat pour les péchés du Liban, une hostie mêlée au sang de ces victimes qui sont tombées, de tous bords et de toutes les religions, et un prix pour la paix, et l’amour, et l’entente qui ont été perdus par cette patrie, et même par le monde entier".

Le Liban prendra – ou reprendra –  sa place au rang des nations civilisées quand chaque communauté qui le compose évitera de faire tout ce qui nuit à son unité, et s’appropriera ce qui est universel et impérissable dans la culture de l’autre. C’est ainsi que l’on se débarrassera de cet odieux bazar que l’on voit aujourd’hui prospérer à sa place.

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