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Le 6 août dernier, plus de deux ans après "l’opération militaire spéciale" menée par Vladimir Poutine, l’Ukraine a, elle, lancé sa propre "opération militaire spéciale". Il s’agit d’une entreprise périlleuse qui pourrait néanmoins s’avérer avantageuse lors des éventuels pourparlers de paix.

Le 24 février 2022, à 5h, le président Vladimir Poutine s’est adressé au peuple russe depuis les entrailles mêmes du Kremlin, pour annoncer le début de son "opération militaire spéciale".

Alors qu’il prononçait son discours, une colonne de blindés a dévasté des barrages frontaliers ukrainiens et des parachutistes d’élite de la VDV ont survolé le Dniepr en direction d’aérodromes clés situés dans les banlieues de Kiev.

M. Poutine s’attendait à ce que l’opération en question ne dure que quelques jours. Or, 907 jours et 50.0000 morts plus tard, Kiev continue de résister.

Cependant, depuis environ deux semaines, l’Ukraine prend le monde entier au dépourvu: elle lance une contre-offensive surprise et marche sur la région russe de Koursk. À présent, c’est le drapeau bleu et jaune que l’on hisse dans certaines bourgades russes.

La contre-offensive de l’Ukraine

Dans la matinée du 6 août, les forces ukrainiennes ravagent les défenses russes dans la région de Koursk et prennent Moscou de court. Une armée étrangère parvient à s’emparer d’un territoire russe pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale.

Les informations relatives au nombre de soldats ukrainiens mobilisés demeurent incertaines, mais la Russie l’estime à 1.000. En revanche, les chiffres fournis par les États-Unis laissent croire que les militaires envoyés sont dix fois plus nombreux.

Le commandant en chef des forces armées ukrainiennes, Oleksandr Syrsky, déclare que l’armée a pris le contrôle de plus de 1.150 kilomètres carrés de territoire, ainsi que 82 villes et villages, surpassant de ce fait les avancées territoriales de la Russie effectuées durant les sept derniers mois.

En réaction, la Russie évacue plus de 200.000 personnes des régions frontalières. Celle-ci déclare avoir "stabilisé" le front, mais le président ukrainien Volodymyr Zelensky maintient que son armée a réalisé des exploits de taille, comme le démontre la prise de la ville de Soudja.

De toute évidence, l’incursion ukrainienne est une victoire symbolique. L’acte de guerre de M. Poutine en Ukraine avait pour objectif de protéger le peuple russe contre la menace que représentaient alors les pays ennemis de la Russie. Or, ladite incursion "a imposé la guerre aux civils russes, ce que M. Poutine essayait d’éviter dès la première heure", explique Riad Kahwaji, le directeur de l’Institut pour le Proche-Orient et l’analyse militaire dans le Golfe (Inegma), basé à Dubaï, dans un entretien accordé à Ici Beyrouth.

Qu’espère réaliser l’Ukraine?

L’Ukraine essuie plusieurs revers depuis un an déjà, à la suite de l’offensive tant attendue – et ratée dans l’ensemble – de l’été 2023.

Faisant suite aux avancées éclair effectuées durant la première année du conflit, les deux parties se sont trouvées prises dans le bourbier de l’Ukraine de l’Est. Les 18 derniers mois ont été placés sous le signe d’une guerre d’usure brutale et sans nom, durant laquelle la Russie a réalisé des victoires dont le coût humain est d’un tragique sans précédent.

Ayant connu de nombreuses défaites en 2024 – notamment celle d’Avdiïvka, un bastion de résistance, en février dernier – l’Ukraine semble vouloir provoquer un retournement de situation pour reprendre de l’élan.

Ici Beyrouth a interviewé Dominique Trinquand, l’ancien chef de la mission militaire française aux Nations unies. Selon lui, l’Ukraine chercherait à "montrer à l’Occident qu’il doit continuer de soutenir l’Ukraine", que la défaite est loin d’être inévitable et que les Ukrainiens demeurent capables de passer à l’offensive.

Mykhailo Podolyak, un conseiller présidentiel ukrainien haut placé, a déclaré à NBC News que "l’Ukraine n’envisage pas une occupation du territoire [russe]", mais qu’elle y demeurera "aussi longtemps qu’il le faudra".

Cela dit, et d’après le général Kahwaji, "les Ukrainiens cherchent à préserver ce territoire pour en faire un moyen de pression lors des pourparlers de paix".

Selon l’Institut pour l’étude de la guerre (ISW) basé aux États-Unis, les forces ukrainiennes ont entamé la fortification des territoires saisis. Plus encore, et toujours d’après l’institut, leur destruction planifiée de trois ponts clés survenue ces derniers jours – des ponts sur lesquels la Russie pourrait compter pour ravitailler sa ligne de front – veut dire que l’analyse du général Kahwaji pourrait être pertinente.

Ce dernier changement peut signifier que l’Ukraine a tacitement admis que ses objectifs initiaux, à savoir la libération de toute l’Ukraine – tant souhaitée par le président Zelensky –, ne seraient désormais plus réalisables.

Également, cela peut vouloir dire que les hauts responsables ukrainiens reconnaissent l’inexorabilité des pourparlers de paix, ainsi que la nécessité d’occuper un territoire ennemi pour être avantagé lors de ces mêmes pourparlers.

Objectifs militaires

Au-delà des objectifs politiques, l’incursion aurait une finalité militaire évidente, selon MM. Trinquand et Kahwaji: l’Ukraine espère réduire la pression sur le front du Donbass, en contraignant les Russes de redéployer leurs soldats pour défendre Koursk.

Cela dit, l’on ne sait toujours pas si l’Ukraine est parvenue à réaliser cet objectif.

Tandis que des responsables américains pensent que la Russie a redirigé plusieurs milliers de combattants vers Koursk pour repousser l’attaque, l’ISW a cité des sources proches des services de renseignements occidentaux selon les lesquels M. Poutine n’aurait pas envoyé ses soldats d’élite.

Tout de même, l’incursion a ses inconvénients: l’Ukraine a redéployé bon nombre de ses éléments les plus aguerris en soutien au front de Koursk, mettant de ce fait le front du Donbass – déjà assiégé – sous plus de pression.

L’ISW a rapporté que l’avancée russe sur le front du Donbass est ininterrompue, malgré l’incursion ukrainienne. La Russie tente à présent d’encercler la ville de Pokrovsk, un pôle logistique majeur.

Une entreprise à risque

Certes, l’offensive de Koursk est une initiative osée, mais les risques à courir sont de taille.

L’on s’interroge à présent autour du problème d’effectif. L’armée ukrainienne cherche à mobiliser 500.000 soldats supplémentaires, mais le processus est à la traîne.

Selon le général Trinquand, "l’Ukraine ne sera pas capable de tenir sur un front plus large".

Son armée, en sous-effectif et sous pression, risque d’être surétalée. Quand les lignes de batailles seront fixées et que les deux camps s’embourberont, l’Ukraine sera contrainte de se défendre le long d’un front plus large, elle qui peine à tenir sur le front initial.

À en croire M. Kahwaji, l’offensive en soi est un "risque calculé". Selon lui, la Russie pourrait lancer une contre-offensive réussie qui aboutira à l’encerclement et à la défaite des troupes ukrainiennes.

Le recours, lors de l’offensive, aux chars de type Challenger 2 fournis par l’Angleterre – pour citer la BBC – pourrait attiser la colère des responsables russes quant à l’intervention constante de l’Occident.

Malgré tout, le risque d’escalade demeure minime, d’après le général Kahwaji, étant donné que l’Occident a plusieurs fois franchi les "lignes rouges" tracées par M. Poutine, sans grande récrimination. "Il ne reste plus beaucoup de lignes rouges à présent", conclut le général Kahwaji.

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