Beyrouth: Cela fait longtemps, très longtemps, que chez nous les choses ne tournent plus à l’endroit. L’aberration est devenue le slogan de toute une nation. Les assassins dorment tranquilles, les chefs de guerre sont au pouvoir, les voleurs sont traités avec tous les égards et les honnêtes gens meurent de faim. La norme est l’anormal. Et ici, au Liban, on a arrêté d’essayer de remettre la vie sur les rails. On se bat pour survivre et c’est tout. On encaisse les coups et on rassemble nos maigres forces. Tous les jours moins forts, tous les jours plus résignés. On rêve parfois de s’échapper de cette prison folle en imaginant trouver la paix dans le reste du monde. Mais depuis quelques temps, c’est ce rêve-là qui nous échappe. Le reste du monde n’est plus dans la norme. Où allons-nous pouvoir nous cacher? Où allons-nous pouvoir rêver? En Europe, c’est la guerre. En Europe, on est impuissant à l’arrêter. En Europe, il fait très chaud aussi, et ça brûle. En Europe, on n’a toujours pas décidé d’agir pour le climat. Aux États-Unis, on revient en arrière. La liberté pour laquelle tant de femmes se sont battues n’est plus de mise. Tu n’auras plus le choix d’avorter. Un point c’est tout. C’est contraire aux nouvelles règles. Aux États-Unis, on meurt sous les balles de toutes ces armes qu’il est normal de posséder. Tu passes ton permis et tu t’achètes un bazooka. Ou alors une mitrailleuse comme cadeau de Noël? C’est la moindre des choses. Et puis ces virus. Et tous ces cancers. Plus la médecine avance, plus elle est impuissante à endiguer la maladie, ou même à en expliquer l’origine. Et puis le racisme. Dans les années 80, on en avait fait une honte, un tabou. On ne touchait plus à nos potes. On y avait cru. Mais l’autre est redevenu l’ennemi. À abattre absolument sinon il nous dévorera. Dans le reste du monde on a oublié la tolérance, la bienveillance, la bonté, ces valeurs humaines qui faisaient notre humanité. On vote extrême droite parce que sinon, tu comprends, on sera remplacé. Comment expliquer ces retours en arrière? Alors qu’on avance à grandes foulées dans le domaine des technologies, qu’on sonde l’espace de plus en plus profondément. Alors que les réseaux sociaux sont de plus en plus envahissants, performants, conçus à la base pour communiquer, utilisés souvent pour démolir l’autre. C’est peut-être cela au fond. Le grand remplacement. Plus l’intelligence artificielle gagne du terrain, plus l’intelligence naturelle se rétrécit. La stupidité fait son lit sur les peurs qu’on nous oblige à avoir et l’échec cuisant de la mondialisation. Finirons-nous en hommes et femmes des cavernes, enfermés dans nos archaïsmes primaires, ayant tout détruit et ne sachant plus aimer?