En cette fin d’année un peu glauque, je voudrais faire un pied de nez à toutes ces âmes chagrines qui s’épanchent, à toutes ces chouettes embrumées dans leur pessimisme, à tous ces corbeaux du net et des écrans qui, armés de leurs pinceaux noirs, s’acharnent à peindre nos vies des couleurs du désespoir. Comme si notre quotidien ne se suffisait pas à lui-même, comme si nos raisons n’étaient pas suffisamment connectées au réel.

Je ne vais pas parler du pays qui se vide, qui coule, qui se noie, qui sombre dans l’obscurité, dans la pauvreté, dans le néant. Je ne vais pas parler de ceux qui sont partis ou en voie de partir. Je ne vais pas parler de ces clowns de mauvais cirque qui nous gouvernent ni de ces voleurs à grande échelle qui nous plument. Je vais laisser les larmes, les soupirs et les sanglots à d’autres.
Je voudrais rendre hommage à des héros qui s’ignorent. À tous les autres. Au peuple des fourmis qui dans le silence et la discrétion s’active courageusement et avec ténacité, tendu vers un seul but, tenir et se relever. À ces jeunes qui sont restés, qui ne râlent pas, qui de covoiturage en transports en communs en marches à pied occupent les campus des différentes universités. Qui jonglent entre le courant de l‘État, celui du générateur, celui des batteries et la lueur des bougies pour assimiler et rendre leur travail. Et qui les week-ends, envahissent les trottoirs de Mar Mikhaël et ramènent la vie à la ville.

À ces médecins qui n’ont pas largué les amarres pour un ailleurs plus tranquille et plus confortable. Qui ont préféré garder leurs cliniques et leurs cœurs ouverts. Leur temps a rétréci, leur corps accuse la charge de travail supplémentaire, mais leurs esprits restent vifs et leurs mains tendues jonglent avec les génériques, les dispensaires et même les remèdes de grands-mères. Et dans leurs poches le soir, on ne trouve même plus les œufs du village ou l’huile d’olive du verger. Mais ce n’est pas grave, ils font un retour aux sources de leur vocation.

À ces entrepreneurs et ces institutions qui n’ont pas baissé les bras, dont les affaires bien que diminuées fonctionnent encore. Au ralenti, au temps réduit, mais à effectif maintenu le plus longtemps possible. Et jamais ce slogan d’une autre époque déjà, liant l’amour du pays à celui de son industrie, n’a été plus d’actualité. Alors bienvenue sur nos étals aux alcools _made in_ Beyrouth, aux lessives et détergents, aux fromages, aux charcuteries, aux conserves et surgelés, aux vêtements et accessoires…Il suffisait de s’y mettre… Et dans quelques années, peut-être quelques mois, nous irons occuper d’autres marchés.

À leurs salariés, qui ont vu leurs paies se réduire en peau de chagrin, mais qui continuent quand même de se réveiller le matin avec un demi-sourire, à travailler si ce n’est avec le même entrain, avec la même détermination. Et qui écopent avec leurs patrons pour que leur bateau ne coule pas.

À cette jeune femme qui s’est d’abord penchée sur les retraités et les vieillards que mon État ne voulait pas voir. Qui les a nourris, vêtus, hébergés. Et qui se retrouve aujourd’hui ange gardien de toute une population. Elle est à la fois maison et générosité.

À ces chefs, ces artisans du goût qui ont nourri les plus démunis au lendemain d’octobre et qui continuent de le faire encore aujourd’hui, dont les cuisines tournent avec l’aide de centaines de volontaires avec l’appui discret de nos expatriés. À ce précurseur dont le nom était prédestiné, qui a ouvert sa cuisine communautaire et ses maisons d’hôtes et mis le Liban sur la carte du tourisme rural bien avant que nous le découvrions faute de pouvoir voyager et qui, au lendemain de l’apocalypse, a tenu, au milieu des décombres, à nourrir le quartier, a persisté, signé et finalement ancré les locaux et la jeunesse dans ce paysage désolé qui lentement se remet et dont le pouls présage d’une relève possible.

À ces ONG ou individus qui luttent au quotidien pour que les autres ne meurent pas de faim, de solitude ou faute de soins. Qui frappent aux portes, rameutent les amis sur les réseaux sociaux et qui tant bien que vaille, mois après mois, tiennent leurs quartiers et leurs voisins défavorisés à bout de bras.
À ces jeunes qui ont décidé de rester malgré tout. Diplômés d’Amérique, d’Europe ou d’ici, ils ont fait le pari de rester, jetant aux orties les propositions mirobolantes ailleurs et parient sur leur pays. Ils ont mis entre parenthèses leurs ambitions personnelles pour une ambition nationale. Alors ils se démènent pour amener le savoir, l’information et la conscience à tous. Ils créent des médias alternatifs pour briser le monopole d’une presse vendue, ils donnent de la voix dans des mégaphones ou au détour d’une discussion plus intimiste, ils quadrillent le terrain avec leur volonté d’ouvrir les yeux d’un peuple anesthésié, ils réinventent le lien entre un pays et son peuple en réclamant racines et héritage, ils réinvestissent les villages, ils dépoussièrent les maisons abandonnées, ils amènent l’écologie et le développement durable dans les villages avec la ferme intention de les implanter partout.

Ils s’appellent Hussein, Samir, Jean, Samer, Mouin, Badih, Maroun, Tarek, Albert, Ali, Alia, Hiba, Maya, Lynn, Anjo, Zeina, et j’en passe… Ils tracent leurs sillons avec la patience de leurs ancêtres. Et quand ils se reconnaissent, ce n’est pas leur confession qui les définit et qui les unit, mais leur avenir en commun.

Et il y a nous, vous et moi, fourmis ouvrières tout aussi importantes même si on est moins visibles. On est là, on subit, on craque parfois, mais on continue, têtus et obstinés. On contourne, on ignore, on contribue au travail collectif à moindre échelle. On ajoute nos petits cailloux à l’édifice. Il y a nous qui avons mis des lampions dans nos maisons en cette saison de fêtes. Lucioles illusoires qui clignoteront quelques heures par jour, mais remettront nos pendules à l’heure de l’espoir et du renouveau.

En préparant ce texte, j’ai redécouvert un mot et un concept, l’eusocialité. Se dit d’une société où plusieurs générations cohabitent et où chacun œuvre au bénéfice de la communauté. La naïve que je suis aime à penser que le Liban est en train de muer dans la discrétion la plus totale ou, mieux, de retrouver sa vraie nature que des parasites ont étouffée depuis quarante ans.

La phrase que je rêve de prononcer un jour prochain? Vous chantiez? Eh bien dansez maintenant. Si possible au bout d’une corde.

La bonne nouvelle? Les fourmis sont parmi les rares espèces à avoir survécu à Tchernobyl. À méditer.