Les batailles culturelles se poursuivent et se ressemblent. L’establishment a toujours cherché à réduire au silence les esprits novateurs et sacrilèges. Certains auteurs ont survécu à l’ire des lecteurs, mais étaient-ils pour autant dans leur droit?

Salman Rushdie a raté de près une mort certaine le 12 août dernier, de même qu’il a raté le prix Nobel de littérature de l’année 2022 au profit de Madame Annie Ernaux. S’il avait trépassé sous les coups que lui avait portés notre compatriote Hadi Mattar, il aurait fort probablement emporté ses secrets avec lui. Car, bien qu’on ait tout dit, ou presque, sur lui et sur Les Versets sataniques, et bien qu’il se soit largement dévoilé dans son autobiographie intitulée Joseph Anton1, il reste une énigme.

Qui est cet homme qui a écrit un roman onirique, où le réalisme magique le dispute à la fiction historique, ce maître de la langue anglaise qui a soulevé des vagues de protestation, qui a été condamné à mort par l’ayatollah Khomeini en 1989 et qui a amené le Royaume-Uni à rompre ses relations diplomatiques avec la République islamique d’Iran? Et que sont ces Versets sataniques dont la publication entraîna la mort d’une cinquantaine de personnes, dont cinq au Pakistan et vingt à Bombay? Et on n’est pas encore sorti de l’auberge.

À propos de cet écrivain anglo-indien, le monde politico-littéraire se divisa en deux camps: d’une part le camp de ceux qui privilégiaient les droits de la communauté, et de l’autre ceux qui prônaient les droits individuels2. Ce fut comme un remake ou l’écho d’une vieille querelle entre les nostalgiques de l’Ancien Régime, époque où le blasphème était sévèrement châtié, et les tenants de l’ère des Lumières qui avait consommé la rupture avec les textes révélés et le pouvoir du clergé.

Mais qu’on juge un ouvrage sur ses qualités littéraires, non sur l’ampleur des dégâts qu’il a occasionnés. Autrement, on ferait des autodafés des Souffrances du jeune Werther et Goethe serait brûlé en effigie au prétexte que son livre avait entraîné une vague de suicides incontrôlée en Europe occidentale. Il n’en reste pas moins que Salman le proscrit continue d’affirmer qu’il n’a pas cherché à heurter ses coreligionnaires. Cet être banni, qu’on accuse d’avoir commis un sacrilège, ne s’explique pas la levée de boucliers qui a accompagné la publication de son ouvrage.

Par qui le scandale arrive.

Satire et mystère du sacré

D’entrée de jeu, disons que ce romancier a un problème avec le sacré et une attitude d’enfant gâté vis-à-vis du cérémonial liturgique. Le jour même de l’annonce de la fatwa qui le condamnait à mort, il allait assister, à l’église orthodoxe de Sainte-Sophie à Londres, à un "office religieux" célébré en mémoire d’un de ses amis, Bruce Chatwin. Il nous rapporte la scène en ces termes: "Le rituel regorgeait d’ornements byzantins. Bla bla bla Bruce Chatwin, entonnaient les prêtres, bla bla Chatwin bla bla. Ils se levaient, s’asseyaient, s’agenouillaient, ils se relevaient pour aussitôt après se rasseoir. L’air était surchargé de l’odeur de l’encens"3 et ainsi de suite. Il faut être l’auteur des Versets sataniques pour dénigrer le décorum byzantin ou lui contester sa solennelle beauté. L’homme avait clairement un problème avec tout ce qui ne contribuait pas à sa propre consécration. Et de fait, Sir Ahmad Salman Rushdie s’est avéré avide d’honneurs: il a collectionné décorations et récompenses et n’aurait jamais manqué une occasion de se faire encenser lors d’un "service laïque" de remise des prix. Il n’a jamais eu l’âme d’un Julien Gracq qui refusa le prix Goncourt, ni celle d’un Jean-Paul Sartre qui dédaigna le prix Nobel.

Pour crâner, il sait crâner…

Et franchement, ladite fatwa lui avait assuré une place de choix dans la cohorte des Grands de l’histoire, ces victimes du fanatisme clérical qui ont été persécutées pour leurs opinions: désormais, Rushdie allait être un Giordani Bruno qui aurait survécu au bûcher, un Galilée qui ne se serait pas rétracté devant le Saint-Office, un Diderot ou un Voltaire ayant échappé à la censure. Il avait désormais le beau rôle, celui de l’apostat et du rebelle. Il était enfin le héros du roman de sa vie. Alors, sous les feux de la rampe, il écrivit un poème qui vaut pour tous ceux qu’on cherche à bâillonner. En voici un extrait:

Still, nameless-and-faceless or not, here’s my choice:
not to shut up. To sing on in spite of attacks,
to sing (while my dreams are being murdered by facts)
praises of butterflies broken on racks4

Quel hymne à la résistance, et contre l’oppression! C’est que cet auteur est doué pour crâner. Dans la foulée du décret ayatollesque le condamnant, il rétorqua à la journaliste de la BBC Radio 4, qui l’interrogeait: "Franchement, j’aimerais avoir écrit un livre encore plus critique"5. Il ne manqua pas de toupet en poursuivant "qu’une religion dont les chefs se comportaient de la sorte avait probablement besoin de subir quelques critiques"6.

Or contrairement à ce qu’il venait de déclarer, il n’avait pas critiqué l’islam et il ne pouvait être assimilé à Faraj Fouda, à Ahmad Soubhy Mansour ou à Nasr Hamed Abou Zeid, etc. Ces derniers s’étaient permis une révision de la doxa musulmane alors que notre romancier était dans la parodie ou la satire, c’est-à-dire dans l’écrit qui tourne quelque chose en ridicule ou le traite avec désinvolture comme l’avaient fait avant lui Diderot ou Voltaire, cités plus haut. Or si lui, Salman Rushdie, avait fait preuve d’impertinence, il n’avait jamais eu la prétention de réviser la charia à travers une relecture des textes.

Salman Rushdie, assis en tailleur.

Les dégâts collatéraux et le déni

Peut-être bien que son intention ne fut pas malveillante? Il n’empêche cependant qu’il s’est aventuré en terrain miné.

Or Rushdie, né à Bombay et Cachemirien de souche, ne pouvait ignorer que les Versets sataniques constituaient une insulte aux valeurs islamiques. Se servir, entre autres exemples, du nom des épouses du Prophète pour agrémenter son récit et dire au public musulman qu’il n’a pas de raison de se sentir offensé est quand même ahurissant. Cette dénégation ne s’explique pas; elle pourrait relever d’un mécanisme de défense inconscient qui lui servirait de protection face à une réalité angoissante.

Nulle empathie! Refusant d’admettre qu’il avait heurté des millions de musulmans, il n’a pour eux dans son autobiographie Joseph Anton aucun geste de sympathie. Rien, pas un sourire. Sur la scène qu’il nous rapporte dans ses détails, il y a lui et ses supporters, et en face d’eux il y a des êtres maléfiques qui lui veulent du mal, sans avoir même pris la peine de le lire. Convaincu de son bon droit, il déplore le long des pages sa condition de fugitif. Il en vient à regretter de ne pouvoir accompagner son fils à un match de cricket ou à une station de ski. C’est en effet vexant!  Mais s’est-il au moins demandé que "raconter" à des millions de jeunes de l’âge de ce fils, des millions qui ont écopé l’affront fait à leurs convictions intimes?

Car, quoiqu’on en dise, Les Versets sataniques ont infligé une "blessure" aux croyants, comme n’a pas manqué de le signaler un prélat catholique7. Cette remarque émise par un ecclésiastique avait été aussitôt relayée par John le Carré qui, condamnant son confrère écrivain, n’hésita pas à dire: "Il me semble qu’il n’a rien de plus à prouver que sa propre insensibilité"8.

En somme, Salman Rushdie a fait plus que crâner, il a refusé de reconnaître aux autres une légitime émotion, il va jusqu’à leur contester le droit au ressenti.

Un " contenu littéraire offensant " dirait Stefen King9 et un égotiste qui cultiverait l’état de déni, ce secret de la créativité.

*Qu’on ne dénature pas le sens de mes propos: s’ils se permettent une remise en cause de Salman Rushdie, ils n’entendent pas approuver la fatwa, pas plus qu’affermir le bras des assassins. Mais si la liberté d’expression est absolue et ne souffre aucune exception, il n’empêche que ce que l’écrivain a dit pour sa défense ne tient pas toujours la route.

NDLR: Les articles de la rubrique "Opinions" n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue d’Ici Beyrouth.

1- Salman Rushdie, Joseph Anton, une autobiographie, Gallimard, Folio, 2012. À souligner que Salman Rushdie a adopté le nom de code de " Joseph Anton " pendant les neuf années qu’il passa dans la clandestinité.
2- Pierre Mainil, L’apostat Salman Rushdie, La Pensée et les Hommes, Toile@penser complète ICI.
3- Salman Rushdie, Joseph Anton, op.cit., p.
23. Il est évident que Salman Rushdie aurait volontiers joué le rôle de Stefan Dedalus (dans l’Ulysse de James Joyce)
psalmodiant : " Introibo ad altare Dei " (Cf.
Salman Rushdie, Joseph Anton, op.cit., p.
542)
4- Poème ayant pour titre : " 6 March 1989 ".
Ci-après, une traduction approximative du dernier passage : " Il n’empêche que, dénué (ou non) d’identité ou de visage, j’ai fait le choix de ne pas me taire. Le choix de chanter en depit des assauts, de chanter (alors même que mes rêves sont broyés par la réalité) l’éloge les papillons suppliciés sur le chevalet ". Publié pour la première fois dans la revue Granta, automne, 1989
5-Salman Rushdie, Joseph Anton, op.cit., p. 19
6-Ibid.
7- Mgr Decourtray, archevêque de Lyon et président de la Conférence des évêques de France déclara dans la foulée de la fatwa : "
" A côté des réactions fanatiques qui sont elles aussi des offenses faites à Dieu, j’exprime ma solidarité à tous ceux qui vivent dans la dignité et la prière cette blessure "

8- Salman Rushdie, Joseph Anton, op.cit., p.
386. John le Carré se rétracta par la suite laissant entendre qu’il avait peut-être eu tort, et que si c’était le cas, il avait eu tort pour les bonnes raisons
9- Claudia Cohen, Aux Etats-Unis, la censure littéraire fer de lance de la guerre idéologique, Le Figaro, 28 décembre 2022.