La jeune fille aux cheveux teints en bleu a vaticiné toute l’après-midi affichant un sourire euphorique. Elle n’avait plus l’air d’appartenir à ce monde et semblait se préparer à s’aventurer dans un tout nouveau qu’elle décrivait sans retenue et avec engouement. Sa grand-mère au visage naturellement froissé par les années qui soulignaient son âge avancé l’écoutait les yeux grands ouverts, la main posée sur le cœur comme si elle appréhendait qu’il s’arrête de battre. Je percevais dans son regard une inquiétude incontournable que sa petite-fille ne ressentait point puisqu’elle ne prenait même pas le temps de souffler, frétillant au rythme de ses gesticulations incontrôlables qui aiguillaient son monologue. Elle était heureuse, elle jubilait au point de frôler publiquement une "petite mort" subite!

– Il me transperce, mamie, juste à travers l’écran, tu t’imagines?! C’est comme s’il avait toujours fait partie de ma vie! On s’est promis de se rencontrer prochainement, le temps qu’il trouve un billet de voyage Thaïlande-Paris.
Cela fait quelques mois que nous nous parlons nuit et jour et, à chaque appel, des papillons fourmillent dans mon bas-ventre sans disparaître. L’idée du face à face me surexcite!

Bernard, qui venait vers elles arborant son plus grand sourire, se dandinant comme un paon, tout fier de sa nouvelle coupe, faillit renverser le café: l’excitation de la jeune demoiselle l’avait instantanément fait chavirer! Cette scène regroupant trois générations – la grand-mère, Bernard et la jeune fille – m’amusait. Je compatissais surtout avec cette vieille dame hébétée qui semblait implorer les dieux de la transformer en statue de sel afin de ne plus écouter les propos délirants de sa petite-fille. De son temps, les rencontres étaient plus ou moins organisées par les parents ou par les amis proches.

Depuis que Zuckerberg a fondé le réseau social Facebook, le monde a changé à pas de géant: plus les années s’écoulent, plus l’intimité se dépouille de son sens et de sa valeur. Depuis vingt ans ou presque, toutes les fenêtres s’ouvrent et ne laissent plus aucune place aux persiennes entrouvertes qui séparent le monde intérieur du monde extérieur; persiennes qui, de par leurs formes et leurs couleurs, attisent la curiosité des passants et leur donnent l’envie de jeter d’abord un coup d’oeil, puis de se rapprocher un peu plus pour regarder de plus près, tourner autour longtemps et finir par fantasmer et rêver. Nous vivons à l’ère de la rapidité dans laquelle toutes les étapes à prendre pour pénétrer à petits pas l’univers d’autrui sont radiées, où l’hymen est déchiré par une seule touche de clavier, où le fantasme à peine né est déjà consommé.

Cependant, ces relations amoureuses cousues de fil blanc qui démarrent à travers un petit écran peuvent être dangereuses ou décevantes. Mais dévalant l’axe du temps qui ne ressemble plus en rien au nôtre, les jeunes de "la génération de l’écran" se ruent pour ouvrir la boîte de Pandore qui les émoustille bien plus qu’elle ne les effraie.

Prennent-ils le temps de se demander un instant si ça sera du lard ou du cochon? Pourvu que l’orgasme cérébral existe… puis persiste, même le temps d’une rose. Les risques, ils s’en tapent, et les périls encore plus. Pour eux, le moment présent est roi et l’excitation jubilatoire est reine.

 

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