On se targue d’avoir inventé l’alphabet, ce qui nous a été d’une utilité irréprochable, celle de concevoir une myriade d’injures truculentes à l’encontre de nos dirigeants qui ont mené le pays au bord du gouffre; ce gouffre au bord duquel on se tient hypnotisé.

On bombe le torse en vociférant sur tous les toits que nous sommes phéniciens, les premiers marchands maritimes qui maîtrisèrent l’art du troc. On y réclame même la palme d’or.

On nous impute un QI qui dépasse celui d’une huître et qu’on a mis au service de la magouille, des intrigues et du grenouillage. Jamais au service de la nation. Car nation rime avec commission, destruction, déstructuration.

On nous invite à immigrer, laisser tout derrière nous, laisser ce qui comptait déjà pour du beurre. Devenir en somme un Phénicien des temps modernes. La ruée vers l’or d’un peuple qui transformait l’or qu’il touchait en cendres.

Prendre le bateau en rade même si on n’a pas le pied marin. Le temps des galères n’est pas révolu encore. On en a encore pour plusieurs générations à ramer, à la recherche d’une nouvelle terre où il ferait bon de vivre, de poser pied sans s’enliser dans les sables mouvants d’un mirage.

On nous intime de faire nos valises avachies par des années d’exode, entrepris depuis des lustres par nos ancêtres; ces ancêtres qui n’ont jamais repris le chemin du retour ou même jeté un coup d’oeil dans le rétroviseur au moment de partir, craignant de se transformer en statues de sel.

On nous a étiquetés pour ralentir nos pas vers le soleil et vers le sel de la terre. Or, la terre est une plaie béante. Or, le sel avec lequel on la saupoudre lui arrache des cris. La terre ne veut plus de moi, et moi encore moins d’elle. Elle est désormais stérile. Elle ne me donnera plus d’enfants. Elle n’est qu’une entaille suintante qu’une lance romaine avait transpercée. Elle est Jésus qui supplie le Tout Puissant: Eli, Eli, lama sabachthani? ("Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné?")

On nous a reproché notre joie de vivre pendant que le pays plonge la tête la première dans les abymes de son ombre carnassière. Il ne s’agit guère de joie, mais d’amnésie sélective qu’on passe au tamis de la désillusion.

On nous dit que nous sommes le ventre mou du Moyen-Orient, or la faim durcit les ventres des enfants qui n’ont plus rien à grailler sinon les paroles lénifiantes accompagnées par la baguette de politiciens immortels, impérissables. Des momies exposées au musée de l’absence de conscience, de la course à l’échalote, pour assoir les premiers leurs derches sur des chaises que par moments on souhaite électriques.

On me dit que fais-tu encore au Liban, pays qui part en brioche? Empoche ton passeport et quitte. Mes pieds ne sont pas d’argile, mais de ciment. Ils sont solidement ancrés dans cette terre maudite par tous les dieux, par tous les conquérants, par tous ceux qui se refusent un asile ou un exil dans des pays au-delà des océans, et cela depuis la nuit des temps.

Circulez, y a rien à voir, je suis libanais. Je suis la colonne vertébrale de la grande Histoire; je suis la mer Méditerranée sous les nappes de laquelle se noie le désenchantement de l’abandon, du délaissement, de la résignation.

Circulez, y a rien à voir, je ne suis qu’un simple libanais que s’invente un nouvel alphabet: celui de la séparation distincte entre l’autre et moi. Car l’autre n’est plus ce qu’il était, un frère, et moi je ne suis plus le sien.

Circulez, y a rien à voir, je ne suis qu’un libanais. Un simple citoyen épris d’un pays qui ne veut plus de lui et pris dans le lacis de l’hainamour, comme disait Lacan.