Nous venions de célébrer nos trente-cinq ans de mariage. Il s’en est allé la nuit même… sans faire de bruit… dans son lit. Il est mort… parti… un cauchemar… à jamais.

Je ne saisis de cet amphigouri qu’un seul mot, la mort, et me sens subitement un peu patraque, surtout que celle-ci avait emporté mon père sans préavis. Tout me revient comme un flash-back en pleine figure comme pour me rappeler encore que la mort d’un être cher est ce que sont les feuilles pérennes pour un cèdre. Tout change après la mort d’un être cher et à la fois rien ne change, le ciel demeure à sa place et les rivières continuent à se joindre à la mer.

Elle pleure tel un nourrisson à qui on a retiré le sein qui calme sa faim et reprend de plus belle à chaque sourire attendri que ses amis lui accordent en signe de compassion.

Elle doit avoir 60 ans ou plus. Néanmoins, il se dégage de sa beauté des constellations à faire bouger les statuettes de Rodin. Je ne saurai la décrire, mais je dirais qu’avec ses soyeux cheveux châtains tombant soigneusement sur ses larges épaules, ses énormes yeux noirs aux mille expressions et sa peau hâlée dans laquelle se couche silencieusement un timide soleil, elle avait l’air de sortir d’une page de Vogue tellement elle était parfaite.

"Sylvie, ma chérie, ce n’est pas facile ce qui t’arrives, je suis là pour toi, lui dit un de ses amis qui, me semble-t-il, est le plus solide, puisque les deux autres l’accompagnent en chœur dans ses pleurs. Essaie s’il te plaît de te ressaisir afin que l’on puisse organiser les obsèques."

Il lui embrasse tendrement le creux de la main répétitivement, sans la lâcher, comme pour lui faire comprendre que la mort n’osera pas la frôler de sitôt tant qu’il veillera sur elle, même si cette dernière venait d’emporter un bout de son âme à jamais. L’homme de sa vie.

Ses pleurs s’arrêtent d’un coup et son visage de lumière s’illumine encore plus.

"Je souhaite qu’il ait les plus belles funérailles du monde, gaies et joyeuses, à son image. Mathieu adorait la vie! Tu le sais bien, non? Il dormait peu et me répétait en boucle ‘J’aurais toute la mort pour dormir!’ Je voudrais pour lui du tapage, de la musique forte des années 80, du vin et du champagne! Une cérémonie d’adieu à son image, gaie et chargée de moments intenses!"

La prise de conscience de cette femme m’a poussée à réfléchir. Les adieux, quelle que soit leur nature, sont toujours tristes et douloureux, c’est un fait. Pourtant, se souvenir de la vie de chaque être qui s’en va, de ce qu’elle a été et qui elle a marqué, serait plus doux à revivre en union avec tous ceux qui y ont participé. Réemprunter les chemins de son parcours, modestes ou féconds, dans une ambiance joyeuse où l’on trinque aux souvenirs, dessinerait forcément des sourires sur les visages et poserait un baume sur les cœurs. Juste imaginer les personnes présentes pour faire leurs adieux, des plus intimes aux plus lointaines connaissances, raconter une parenthèse vécue avec le défunt… Des découvertes il y’en aurait, certes, des témoignages de toutes saisons, des anecdotes possibles, des banalités peut-être, mais en somme, les fragments d’une histoire; l’histoire de la personne qui s’en est allée avec le vent… et que l’on désire retenir parmi nous, encore un tout petit peu, un peu plus longtemps.

Tout est question d’arrivées et de départs sur les rivages de la vie: apprenons à nous en émerveiller, inlassablement.