Suite et fin de l’entretien avec le professeur Mouannès, sur la notion de culpabilité chez les chrétiens, les témoignages de musulmans célèbres dans son programme diffusé sur Télélumière, ses visites historiques pour l’Égypte, les échanges avec les grandes personnalités intellectuelles et religieuses, son avis sur les maronites du Grand Liban et ceux de nos jours.

La notion de culpabilité dans l’œuvre de Paul Ricœur (que vous avez connu personnellement), est-elle la même que celle véhiculée par le protestantisme dont il est issu? Comment vivre sans culpabilité et s’épanouir sans le poids du péché originel hérité?  

C’est la gnose qui nous fait croire en Dieu, comme disent les grands philosophes. Pour les catholiques, c’est l’action, la foi et la grâce qui nous rapprochent de Dieu, le Dieu Amour. C’est par la grâce précisément que nous sommes rachetés. Paul Ricœur est protestant et imbibé de la tradition protestante. Dans le protestantisme, c’est la foi qui sauve, l’action ne possédant pas une dimension rédemptrice. Mais on n’est jamais sûr d’être sauvé, car on ignore les jugements de Dieu. Le livre de Paul Ricœur Finitude et culpabilité se place dans la même lignée que l’œuvre de Soren Kierkegaard Crainte et Tremblement. Cependant Ricœur a trouvé des horizons de salut dans la dimension biblique, patristique, théologique et existentielle. L’Église catholique croit à l’efficacité de la grâce qui nous a été accordée par le baptême. Il y a toujours une dimension de pardon, de rachat du péché, tandis que dans le protestantisme, il y a une sorte de tragique du péché. Même avec le péché originel, nous sommes rachetés par le sang du Christ, dans le catholicisme. Le Père nous a pardonné tous, et ce pardon est source de joie et d’épanouissement. La tristesse et l’angoisse dans le protestantisme sont déterminées par l’épée de la finitude. Les croyants sont dans le doute et ignorent s’ils seront dans la perdition éternelle.

Vous avez joué le rôle de Saint Charbel à l’écran en 1956. Votre voix musicale et poétique a fait votre célébrité. Vous avez aussi participé à des compétitions sportives de haut niveau. Comment avez-vous réconcilié entre "esthétique" et éthique?

" Tout est grâce." Le choix qui est tombé sur moi pour incarner la vie de Saint Charbel est une grâce. Je n’étais pas préparé à vivre les étapes cruciales de la vie de ce grand saint et les épreuves qu’il a endurées à l’écran. Peut-être que ma voix musicale ou poétique y était pour quelque chose. Les autres trouvent qu’elle est particulière. Tout ce que j’ai fait, c’est offrir mes prières, ma présence et mon corps comme instruments de témoignage sur la vie de Charbel et j’ai été étonné de la célébrité de ce film qui, 66 ans plus tard, reste une référence. J’ai été fasciné par le scénario du père Paul Daher et par le professionnalisme du réalisateur Nicolas Abou Samah. Mes remerciements vont aussi au directeur de l’éclairage, Sylvio Bruno, et au directeur artistique, Albert Kilo. Je crois à la citation "mens sana in corpore sano" (un esprit sain dans un corps sain). J’ai été sélectionné dans les grandes compétitions sportives entre le Liban et les différents pays arabes ou plutôt les universités arabes. J’ai pu réconcilier entre les performances physiques et la dimension mystique, ce qui m’a aidé à camper le personnage de Saint Charbel qui supposait une grande endurance. Nous avons pu filmer des scènes remarquables sans aucun trucage: le miracle de la lampe d’huile, les différentes saisons filmées selon la succession chronologique naturelle, sans artifice ni paysages en trompe-l’œil. L’authenticité du jeu me condamna à l’accident survenu durant la scène de la mort de Saint Charbel. Porté sur un brancard par les prêtres, ces derniers glissèrent sur la neige, me jetant involontairement dans la lagune glacée de Annaya. Mes poumons furent gravement endommagés et restèrent fragiles toute ma vie. D’autres incidents se sont passés sur le lieu du tournage, entraînant d’autres expériences corporelles douloureuses. J’ai une pensée particulière pour l’actrice Alia Nemri qui a excellé dans le rôle de ma mère. La scène où elle vient pour me ramener à la maison en m’appelant par-dessus le mur du couvent avec mon père, le célèbre acteur Nabil Abou el-Hosn, est une des scènes cultes du film. "Tout est grâce."

Racontez-nous vos visites en Égypte, vos rencontres avec les grandes figures intellectuelles, religieuses et artistiques égyptiennes. Vous avez également enregistré des entretiens télévisés avec des musulmans célèbres qui s’en remettent à l’intercession des saints chrétiens et de la Vierge Marie (comme la star Ilham Shaheen). Quels étaient les moments forts de ces témoignages?

Mes voyages pour l’Égypte étaient très fréquents, à fortiori pour filmer les nouveaux épisodes de mon programme retransmis sur Télélumière. Ma rencontre avec le pape Chénouda, le pape de l’Église copte orthodoxe de l’Égypte fut mémorable. C’était un immense connaisseur de la Bible, de la théologie, de la littérature et de l’Histoire de l’Église. Il incarnait l’âme des orthodoxes coptes égyptiens (qui sont plus nombreux que les catholiques en Égypte). La deuxième rencontre inoubliable fut avec les savants d’Al-Azhar, le grand imam ayant dû s’éloigner du Caire. C’était à l’époque des attentats qui ébranlaient l’Égypte, ciblant les personnalités politiques, religieuses et les églises coptes orthodoxes, et on lui avait recommandé de prendre des précautions. Je me rappelle l’explosion de l’église copte en plein cœur de l’Égypte. Le cœur en lambeaux, j’ai été sur les lieux du crime. J’ai vu les traces de sang. Je ne peux oublier cette mère dévastée qui avait perdu ses filles uniques dans l’explosion. Elle manifesta un courage et une générosité remarquables qui me secouèrent au plus profond de moi. Elle assimila le massacre des prunelles de ses yeux à une offrande, une hostie, pour sauvegarder la paix dans le monde. Je me souviens du prêtre qui a perdu ses enfants, qui portait du sang sur sa soutane, mais qui ne pensait qu’à ses ouailles. La foi de ces personnes et leur abandon entre les mains du Seigneur sont exemplaires. Ils se sont soumis à la volonté de Dieu, offrant leur douleur dans une acceptation absolue du sacrifice pour sauver l’Égypte, l’Église orthodoxe et le monde. Le témoignage de la star Elham Chahine a constitué l’un des points culminants de mes séjours égyptiens, chez les pères maronites libanais dans l’église Saint-Maroun! La grande actrice voue un culte à Saint Charbel, à Notre-Dame du Liban et adore notre pays. Notre dialogue s’articula autour des valeurs chrétiennes du rachat, de la liberté et du rôle de la femme. Son témoignage fut diffusé à plusieurs reprises sur Télélumière et des extraits de son épisode furent partagés massivement sur les réseaux sociaux. Elle y raconte sa confiance en la Vierge Marie de Harissa, ses vœux confiés toujours à Saint Charbel, et les reliques qu’elle a transportées avec son amie, l’autre grande star égyptienne Yousra. Il paraît que ces reliques déclenchèrent des guérisons et des miracles en Égypte. D’après son témoignage, Elham Chahine a été influencée par sa formation dans des établissements chrétiens, sans jamais renier sa foi musulmane. Elle a été marquée par la miséricorde dans les deux religions transmises à travers les valeurs scripturaires.

Je suis retourné plus de quinze fois en Égypte. Je tiens à remercier d’abord les pères maronites mariamites de leur accueil si chaleureux, notamment mon ami le père supérieur Nabil Rouphaël qui reçoit avec une générosité infinie ses invités, dans son monastère du quartier Héliopolis, le responsable des relations publiques dans le Conseil mondial des églises, Amjad Nazmi, qui m’accompagnait dans tous mes déplacements. Il y avait également le grand artiste international de l’iconographie byzantine Ayman Attié, qui s’est plié en deux pour me faciliter la vie. Encore une rencontre bouleversante avec le philosophe Mourad Wehbé plongé dans la philosophie grecque! Wehbé a été renvoyé de l’université à cause de son avant-gardisme et son engagement infaillible en faveur de la liberté et de la dignité humaines. Nous avons eu des discussions passionnantes sur les philosophes grecs qui restent gravées dans mon esprit. J’ai eu la joie de participer à une centaine de réunions en Égypte avec des intellectuels, des artistes, des figures religieuses et politiques libanaises et égyptiennes. J’y suis revenu très souvent, que ce soit sur le Nil, sur les pyramides fabuleuses de l’Égypte, ou dans le musée grandiose de Caire. D’autres belles rencontres tissées de merveilleux échanges eurent lieu avec le patriarche catholique copte Antonios habib et le pape Théodore, l’actuel pape de l’Église copte orthodoxe, un homme saint, pieux, plongé profondément dans la Bible, dans la grandeur du message chrétien et convaincu de l’importance du dialogue des cultures. Je tiens à mentionner le grand réalisateur Samir Seif qui avait travaillé avec les illustres metteurs en scène Youssef Chahine et Henri Barakat. Il venait de terminer son merveilleux film sur Saint-Augustin de Nippone intitulé L’Enfant de ses larmes, qui raconte le parcours atypique de Saint-Augustin et la culture du nord de l’Afrique.

À travers vos livres et vos conférences, vous avez souligné l’apport immense des maronites dans l’essor du Liban, la renaissance levantine et leur mérite dans la fondation du Grand Liban. Aujourd’hui,certains maronites au pouvoir n’ont-ils pas creusé la tombe des Libanais.es et du Liban?

J’insiste sur l’apport immense des maronites dans l’édification des établissements scolaires au Liban, à commencer par l’école sous le chêne, à la suite du synode libanais en 1736. C’est l’influence majeure du Collège maronite de Rome, des missions françaises, italiennes et américaines au Liban. Le Collège maronite de Rome a été créé sous l’impulsion de Grégoire XIII (par bulle papale) pour les jeunes prêtres maronites afin de leur octroyer une connaissance supérieure et une formation polyglotte. C’est la Sorbonne des maronites où nos prêtres, nos moines, nos archevêques et nos patriarches reçurent une excellente formation et contribuèrent, avec l’émir Fakhreddine, à instiguer la Renaissance culturelle du Liban et du Levant (la Nahda), ainsi qu’à l’instauration de l’orientalisme en Europe. C’est le synode libanais en 1736 à Notre-Dame de Louaizé qui a décrété l’ouverture d’une école dans chaque couvent, près de chaque église, dans chaque village, sous chaque chêne. Cela a favorisé grandement la formation d’une intelligentsia libanaise maîtrisant tous les domaines de la connaissance, et c’est ainsi que les universités ont contribué à la formation du Grand Liban. Tant qu’il y a des missionnaires au Liban, tant que le patriarcat maronite existe et que les tombeaux des saints attirent les croyants de tous bords, le Liban ne mourra jamais. Tant qu’il y a des universités qui éduquent aux valeurs et instruisent les esprits, il se formera toujours des élites littéraires et scientifiques au Liban qui brilleront, à l’instar des expatriés de la diaspora libanaise, portant la signature de l’excellence. Les personnes éphémères qui gouvernent ne pourront pas détruire cet héritage sacré, ce feu que nos ancêtres nous ont légué comme un testament. Pour que le Liban perdure, nous sommes pour le respect de toutes les richesses des valeurs théologiques, spirituelles, historiques et culturelles des différentes communautés libanaises. Nous sommes surtout pour un Liban neutre, indépendant et souverain.