Beyrouth: Il y a ceux qui partent et il y a ceux qui restent. Il y a ceux qui peuvent partir et il y a ceux qui n’ont pas le choix. Il y a ceux qui veulent partir et il y a ceux qui ne partiront jamais. Il y a ceux qui pensent partir et il y a ceux qui ne savent pas où aller. Il y a ceux qui disent au revoir et il y a ceux qui disent adieu. Il y a ceux qui partent un temps et il y a ceux qui déménagent. Mais dans ces valises, dans ces halls d’aéroport et dans tous les mots qui s’échangent sur les réseaux sociaux ou à voix plus basse, une même amertume et une même douleur. Et loin des polémiques, c’est de cette douleur que l’on doit parler. C’est elle que l’on doit identifier. La même pour tout le monde. Sourde, ancienne, nouvelle, poignante, suffocante, intense, elle n’a rien à voir avec la géographie. Que l’on soit là ou ailleurs, parti ou bien resté, on a mal. Très mal. Mal à notre pays annihilé, mal à notre enfance embuée, mal à nos souvenirs malmenés, mal à nos rêves fracassés, mal à nos dignités bafouées, mal à nos avenirs incertains. Mal. La douleur ne connaît pas de pays. La douleur ne connaît pas de chronologie. Que l’on soit parti hier ou avant-hier, que l’on soit encore là mais en partance, que l’on soit là pour rester. Elle est là la douleur au fond de chacun de nous, bien tapie dans chacune de nos cellules bousculées, chacune de nos racines arrachées. La même. Celle du deuil qu’on a fait. Celle du deuil qu’on n’arrive pas à faire. Celle du deuil qu’on se refuse à faire. La même. Et dans ce Liban écartelé, morcelé, éclaté, ce devrait être elle cette douleur qui devrait nous rassembler aujourd’hui. Libanais du dehors, Libanais du dedans. Libanais de l’entre-deux. Laissons-là nous unir autour d’elle pour constituer une armée d’une seule couleur. Rouge comme la douleur. Rouge comme le drapeau. Ne gardons pas cette douleur entre nous, laissons-là éclater, se répandre, faire du bruit. Identifions-là, acceptons-là, hurlons-là, utilisons-là. Faisons-en notre étendard, notre arme, notre moteur, notre motivation. Notre meilleure arme. Solidaires. Sois rage, ô ma douleur, et donne-nous cette force de relever la tête, de regarder autour de nous, d’unir nos peines aux autres peines, et de nous en aller, non pas ailleurs, mais juste nous en aller à la chasse aux tortionnaires, aux bourreaux, aux criminels et te les offrir comme trophées ma douleur pour que tu sois enfin apaisée.