Largement répandu dans les écoles à travers le monde, le harcèlement touche un nombre considérable d’enfants et d’adolescents.

Pour Julie*, tout a commencé à l’école primaire. La petite fille avait pris de l’embonpoint qui n’était pas du goût de "ses chipies de camarades qui la dessinaient en boule", raconte sa maman Marielle*. Elle-même enseignante, Marielle n’a "rien vu venir". Et pour cause: Julie avait du caractère. "Je ne pouvais pas imaginer qu’elle a autant enduré", confie Marielle à Ici Beyrouth. De plus, Julie s’est bien gardée de cacher ce qui lui arrivait, en faisant le vide autour d’elle.

Marielle se souvient ne pas avoir compris à l’époque les revirements de sa fille, qui a lâché ses amies en raison de leur comportement. Ce n’est que deux années plus tard, lorsque Julie a perdu beaucoup de poids des suites d’une opération de l’appendicite, que Marielle a réalisé que sa fille souffrait. Son refus "quasi maladif" de reprendre du poids pour éviter les remarques désobligeantes à ce sujet l’a alertée. C’est alors que la langue de Julie s’est déliée. Depuis, un long processus de prise en charge psychothérapeutique a été mis en place. Les séquelles se font encore sentir avec des troubles du comportement alimentaire, de la dysmorphie… et le refus de Julie de sortir pour éviter de recroiser ses ex-amies. "Elle est belle comme un cœur, mais elle veut se fondre dans la masse. Elle n’assume pas sa féminité et refuse de grandir", déplore Marielle.

Le cas de Julie n’est pas isolé. Le harcèlement scolaire est plus répandu qu’on ne le pense. Selon un rapport de l’Unesco sur la violence et le harcèlement à l’école, "le harcèlement est une forme d’abus insidieux et particulièrement dangereux qui peut conduire au suicide dans certains cas extrêmes". "On peut le définir comme un comportement intentionnel et agressif récurrent, caractérisé par un rapport de force déséquilibré réel ou perçu comme tel, lors duquel la victime se sent vulnérable et incapable de se défendre, d’après le document. Il peut être physique (coups, y compris avec les pieds, destruction de biens), verbal (railleries, insultes ou menaces) ou social (diffusion de rumeurs ou exclusion d’un groupe et isolement). Ses causes, quant à elles, varient entre l’identité de genre et l’orientation sexuelle (25%), l’apparence physique (25%), l’origine ethnique ou nationale (25%), et autres (25%)."

Le cyberharcèlement, phénomène préoccupant

Le cyberharcèlement est un autre type de harcèlement de plus en plus observé de nos jours et qui a pris de l’ampleur avec l’utilisation des technologies de l’information et de la communication (TIC), devenues partie intégrante du quotidien des enfants et des adolescents.

"Le cyberharcèlement consiste à poster ou envoyer des messages électroniques, pouvant contenir des textes, des images et des vidéos, en vue de harceler, menacer ou prendre pour cible une autre personne dans des médias et sur des plates-formes variés, comme les réseaux sociaux, les salons de discussion, les blogs, la messagerie instantanée et les messages courts, lit-on dans le rapport susmentionné. L’objectif peut être notamment de répandre de rumeurs, de mettre en ligne de fausses informations, de diffuser des messages blessants, des commentaires ou des photos embarrassantes, ou d’exclure quelqu’un des réseaux en ligne ou d’autres systèmes de communication. Les auteurs de cyberharcèlement agissent sous le couvert de l’anonymat. Ils sont à même d’attaquer leurs victimes à tout instant et à toute heure et les messages et images qu’ils diffusent peuvent toucher rapidement un public très large."

Harcèlement et cadre légal au Liban 

"La loi 422 pour la protection de l’enfant, promulguée en 2002, constitue un cadre légal existant", explique Roula Lebbos – ancienne directrice du bureau du Mont-Liban de l’Union pour la protection de l’enfance au Liban (Upel) et responsable du bureau de la protection juvénile au Tribunal juvénile du Mont-Liban – qui a travaillé au sein de l’équipe qui a élaboré cette loi. Cependant, dix ans après sa promulgation, la loi 422 pour la protection des mineurs n’est appliquée que partiellement, "faute d’un mécanisme d’application et d’une structure claire de protection sociale", déplore-t-elle. À cela s’ajoute "l’absence d’un protocole pour signaler les cas d’abus".

Le terme harcèlement a commencé à être employé pour la première fois au Liban en 2009, "alors que deux cas de suicide dans des établissements scolaires prestigieux de la capitale ont été enregistrés bien des années auparavant", se souvient Roula Lebbos. "Le premier remonte à 2002, mais n’a pas été attribué au harcèlement ni classifié dans cette catégorie, faute de connaissances sur le sujet à l’époque, poursuit-elle. C’était nouveau pour les écoles et les professionnels de l’éducation. Le second cas est intervenu cinq ans plus tard et n’a pas pu être décelé avant le drame. C’est grâce à une longue investigation menée par les forces de l’ordre que nous sommes arrivés à cette conclusion. Un cas qui a commencé à l’école et s’est poursuivi hors de ses murs, sur le net, jusqu’à conduire au suicide du jeune de 17 ans."

Là encore, il a fallu attendre 2012 pour voir le mot harcèlement figurer dans un procès-verbal de police. Cependant, depuis 2007, les Forces de sécurité intérieure (FSI) disposent d’un bureau de cybercriminalité et de propriété intellectuelle. Elles mènent des campagnes de sensibilisation aux dangers de l’Internet et traquent tout crime cybernétique, chantage, sextorsion ou menace en ligne. Des moyens pour dénoncer sont également mis en place via téléphone (112 ou 01/293293) ou en ligne à travers le système "balligh" (littéralement "déclarer" ou "dénoncer"), où  un "formulaire de déclaration" est disponible et peut être renseigné le cas échéant.

Et les écoles?

C’est sur le chemin de l’école, dans la cour de récré, et "même en classe" qu’a lieu le harcèlement. Selon Roula Lebbos, auteure également d’une politique destinée aux parents, enfants et enseignants qui comprend un code de conduite et une rubrique dédiée au harcèlement et à la culture de la non-violence, "un important travail a été fait pour protéger les enfants du harcèlement à l’initiative d’établissements comme Broumana High School, précurseur dans la mise en place d’une charte pour la protection de l’enfance à l’école, avant que d’autres établissements ne lui emboîtent le pas". "Malgré tous les efforts déployés en termes de formation et de sensibilisation, certaines écoles n’arrivent toujours pas à diagnostiquer ou faire un dépistage des cas de harcèlement et sont complètement démunies pour gérer cette problématique", constate Roula Lebbos. La présence d’un thérapeute dans l’école ne peut à lui seul pallier au problème. "Il est impératif de dispenser une formation adaptée pour doter l’équipe enseignante des outils qui lui permettent d’effectuer une intervention individualisée à la fois auprès de l’enfant victime et de son agresseur, ou groupe d’agresseurs", insiste-t-elle.

"Certes des campagnes de sensibilisation ont lieu de manière épisodique, mais elles restent largement insuffisantes, poursuit Roula Lebbos. Il faut aller au fond du sujet et non se contenter d’événements ponctuels. La non-violence doit désormais devenir une culture au sein des établissements scolaires. Aujourd’hui elle manque cruellement."

Pire encore, "certaines écoles prônent la réciprocité dans le traitement, estimant que cette méthode aidera l’agresseur à comprendre la portée de ses actes", souligne Roula Lebbos. "C’est carrément alarmant. C’est comme si on disait aux enfants que l’abus physique était une pratique normale", s’offusque-t-elle.

Et même, certains professeurs, eux-mêmes déjà victimes de violence et de harcèlement dans leur enfance, et donc plus à même de déceler de pareils cas, admettent qu’ils ne sont pas en mesure d’intervenir par manque d’expertise et en raison des blocages de la direction. "Je suis une institution éducative et j’offre l’éduction aux enfants et non la protection", comme se plaît à rappeler une responsable d’un établissement scolaire au grand dam de Roula Lebbos.

Il faut aussi souligner que l’Unicef, en collaboration avec le ministère de l’Éducation nationale, a élaboré la Charte unifiée de la protection de l’enfant destinée aux établissements du secteur public. Néanmoins, un grand point d’interrogation se pose quant à la mise en œuvre de cette charte rendue encore plus difficile à cause de la situation actuelle qui prévaut, où les enseignants peinent à accomplir leur mission de base.

Or selon l’Unesco, il incombe au secteur de l’éducation, en collaboration avec d’autres secteurs et d’autres parties prenantes, de protéger les enfants et les jeunes contre la violence et d’offrir des environnements d’apprentissage sûrs et inclusifs à tous les élèves. "L’école constitue également un lieu où il est possible de faire évoluer les mentalités face à la violence et d’assimiler un comportement non violent, insiste l’Unesco dans son rapport. L’environnement d’apprentissage et le contenu éducatif peuvent l’un et l’autre inculquer la compréhension des droits de l’homme, l’égalité entre les genres, les valeurs de respect et de solidarité ainsi que des aptitudes à communiquer, négocier et résoudre les problèmes sans conflit. En outre, les écoles sans violence permettent de promouvoir la non-violence à l’échelle plus large de la communauté."

Les parents et la prise en charge psychologique

Très souvent les parents découvrent tardivement que leurs enfants ont été victimes de harcèlement. Les réactions varient entre le déni, la culpabilité et la fuite en avant. Certains parents, à titre d’exemple, recourent très fréquemment au changement d’établissement scolaire pour échapper au problème, qu’ils ne font que déplacer. D’autres sont plus durs avec leurs enfants à qui ils demandent d’être forts, de se ressaisir et leur rappellent que ce qui ne les tue pas les rend plus fort… Or ces procédés sont dangereux. "Les enfants ne sont pas dotés de la même manière des mécanismes de défense nécessaires pour faire face à la violence subie", affirme Nathalie Richa, docteure en psychologie clinique, thérapie comportementale et cognitive et thérapeute praticien superviseur. "Alors que certains sont plus résilients que d’autres et trouvent les ressources pour s’en sortir, d’autres restent complètement désœuvrés ou recourent à la thérapie", avance-t-elle.

Dans ce processus, beaucoup de parents se montrent très présents et soutiennent leurs enfants dans les détails du quotidien et la participation à la thérapie, même si cela peut être épuisant, comme le rappelle Marielle qui se trouve "par moments, à bout d’arguments face à sa fille".

Quoi qu’il en soit, les spécialistes estiment que face aux répercussions de la violence et du harcèlement à l’école sur la santé physique, mentale et émotionnelle, des enfants et des adolescents (stress, dépression, peur, anxiété, perte de confiance, faible estime de soi, décrochage scolaire, trouble de stress post-traumatique qui peuvent surgir bien plus tard et suicide), l’intervention d’un thérapeute s’avère indispensable dans le processus de prise en charge, de réhabilitation, et d’autonomisation de la victime.

Cela est d’autant plus important que comme toute victime, il est rare qu’un enfant victime de harcèlement à l’école parle. La douleur est encore trop présente pour l’évoquer avec détachement. De plus, il manque de confiance envers les adultes, en particulier les enseignants. Viennent s’ajouter la peur de répercussions ou de représailles, les sentiments de culpabilité, de honte ou de confusion, la crainte de ne pas être pris au sérieux ou le fait de ne pas savoir où chercher de l’aide.

Pour Nathalie Richa, "il est indispensable de mettre l’enfant à l’abri, le protéger dans un premier lieu, pour faire face par la suite au problème et mettre en place une thérapie individualisée, une fois la confiance établie". De même, "un travail est nécessaire auprès de l’enfant intimidateur, afin de comprendre les motivations de son comportement (problèmes de communication, contexte et dynamique familiale) dans le but d’éveiller son empathie et de l’amener à prendre toute la mesure de son action, s’excuser et l’aider à associer son pouvoir à la gentillesse", ajoute-t-elle.

En conclusion, un cadre juridique protecteur, des partenariats et une implication des enfants et des jeunes, une politique de sensibilisation efficace, des mécanismes de signalement, des services de soutien efficaces et le renforcement des capacités des enseignants et autre personnel éducatif, ainsi que celles des enfants et des jeunes sont tout autant de réponses à apporter à la violence et au harcèlement à l’école, sans compter la réponse globale qui doit provenir du secteur de l’éducation. Même si on ne peut éradiquer le harcèlement, on peut, pour le moins, grâce à la conjugaison des mesures précitées et des efforts des différents acteurs, le déceler, le traiter et en atténuer les conséquences.

*Les prénoms ont été modifiés.