Et maintenant on fait quoi ? Après le dernier discours incendiaire de Hassan Nasrallah, doit-on paniquer, rire, piquer une crise d’angoisse, tournoyer sans cesse dans les sordides contorsions politiques libanaises ? Ou bien, ne faut-il pas mieux commencer par identifier et comprendre clairement l’adversaire qui a mis le Liban à feu et à sang et l’a réduit à l’état de simple charogne ?

Depuis de si longues années, nous avions pris l’habitude de voir et entendre les discours de Hassan Nasrallah, fomentés à tout escient. Ceux de la commémoration de Achoura se distinguent cependant par un formalisme particulier. L’homme à l’écran se revêt de noir total, figure solennelle et lugubre de l’ange de l’apocalypse, l’index menaçant en guise de trompette de la mort annonciatrice de la fin des temps.

En cette commémoration de Achoura (2022EC/1444Hégire), Hassan Nasrallah n’a pas failli à sa propre tradition de la mise en scène. Figé, même quand il est en colère, le secrétaire général du Hezbollah demeure émotivement inexpressif. Le timbre de la voix monte ou descend, invariablement monocorde, souvent strident comme la foudre. Les paroles fusent, ou sont vociférées ; elles jaillissent du fond de son être sans traverser les catégories de la pensée ou les images de la psyché. Elles sont là affirmant une vérité de l’instant présent. L’impression générale est que l’homme qui s’exprime sait ce qu’il fait. Tout est contrôlé, sans aucune émotion de quelque nature que ce soit à part la passion de la haine de l’ennemi, réel ou fantasmé. Pas la moindre pitié ne vient adoucir et humaniser la virulence du discours. Est-il psychopathe ? Serait-il plutôt sociopathe ? Telles sont les questions qui intéresseraient les psychologues. Le sociopathe, en principe, est impulsif et brouillon dans son passage à l’acte. Le psychopathe, par contre, ne l’est pas du tout. Chez lui, tout est calculé. La dynamique de haine, qui est sa raison d’être, ne s’encombre d’aucune lueur d’espérance, de paix irénique, de convivialité, d’amour élémentaire de la vie ou de la non moins élémentaire bonté naturelle, décelable partout dans notre monde jusque chez les bêtes les plus sauvages. Il suffit de regarder une maman lionne, hyène, ou tigresse, s’occuper de ses petits. Rien de tout cela chez le mandataire de Dieu, comme il s’est lui-même proclamé récemment. Quant à ses auxiliaires populistes, chrétiens notamment, ils seraient plutôt sociopathes. La vie mentale de ces hommes inspirés, ou de cette caste d’élus, est un long fleuve des larmes noircies par le deuil inconsolable.

L’oracle de Dieu a donc menacé de pratiquer la politique de la terre brûlée si jamais " on " ose s’en prendre aux richesses pétrolières et gazières du Liban. Il s’est octroyé, par droit divin, un tel rôle, nul ne l’ayant chargé d’une telle mission exterminatrice alors que deux semaines auparavant il se rangeait derrière la position de l’État libanais qui souhaite une solution honorable du tracé des frontières maritimes. Nous rappellerons que Hassan Nasrallah n’avait pas fait montre d’un tel souci du Liban et de son peuple quand il avait entreposé la cargaison de nitrate d’ammonium au port de Beyrouth, au milieu des quartiers résidentiels. Sa paupière n’a pas sourcillé quand la ville de Beyrouth a explosé, que des centaines d’innocents furent tués, des dizaines de milliers furent blessés, que des centaines de milliers furent réduits à l’errance. Répandre la mort semble être une mission naturelle chez lui en attendant le retour de l’Imam occulté, souverain du monde et maître du temps.

Où prend sa source une telle idéologie ? Il existe un faisceau d’indices convergents qui imbriquent ensemble plusieurs courants philosophiques et religieux. Il y a d’abord la vieille gnose et le millénarisme de la tradition chrétienne teintée de néoplatonisme et d’hermétisme antique. Il y a surtout le dualisme radical des anciennes religions de l’Iran ainsi que celui du manichéisme. Il y a aussi certaines branches du chiisme septimain, dont l’ismaélisme nizarite, sans compter le dolorisme mortifère du moyen-âge occidental. D’autres influences peuvent être également invoquées. Où a pu avoir lieu l’imbrication d’un tel foisonnement d’influences ? La géographie historique pointe vers le nord du Levant, entre Méditerranée et Mésopotamie. Là naquit, au VI° siècle, la secte des Pauliciens[1], souvent confondue avec les Massaliens de Syrie du Nord. Cette secte néo-manichéenne radicale finira par forger un État militaire autour de la ville de Tephriké en Arménie. L’Empire romain d’Orient rasera ce royaume au IX° siècle et dispersera les Pauliciens en Asie Mineure et dans les Balkans. On retrouvera des traces de la secte sous différentes appellations : Athingans d’Asie Mineure, Bogomiles des Balkans, Patarins d’Italie du Nord, Cathares de France méridionale sans compter les spirituels Dolciniens du Piémont au XIII° siècle. En Orient, l’Islam établira dans cette même région du Levant, le contact avec ces Pauliciens ou leurs héritiers. Le chiisme septimain reflète ces influences diverses chez les Ismaéliens nizarites et les Qarmates qui pratiquaient l’assassinat politique et répandaient la terreur. La secte des fameux Hashashin (Assassins) est une branche de cet ismaélisme perse centré sur la forteresse de Alamut.. Elle sera brisée par l’invasion mongole de Hulagu (1258). Quant aux Qarmates de Bahrein, sanguinaires et millénaristes, ils seront impitoyablement écrasés par les Fatimides. Il est difficile de ne pas déceler, dans l’idéologie et la culture du régime iranien actuel, dont le Hezbollah est une composante indissociable, les échos de ces vieilles écoles dualistes et manichéennes qui pratiquaient la violence politique extrême et dont le prosélytisme virulent avait pour but de recruter des martyrs.

Si pour le chiisme septimain des Ismaéliens, aujourd’hui assagis, l’Imam n’est pas occulté mais réel et visible en la personne de l’Aga Khan, il n’en est pas de même pour la pensée iranienne révolutionnaire, qui instrumentalise le chiisme duodécimain. L’Imam y est toujours occulté mais il demeure le souverain invisible et incontesté du monde, le maître du temps. Dans l’idéologie de la révolution islamique iranienne, la ligne de commandement part de l’entité cosmique, l’Imam comme ombre de Dieu, et devient immanente sur terre par le biais de son vicaire, le juriste-théologien de Qom (al wali al faqih), actuellement l’Ayatollah Ali Khameneï. En troisième position hiérarchique il y avait Qassem Suleymani auquel aurait succédé Hassan Nasrallah aux fonctions de sénéchal ou de satrape (marzouban) de l’immense projet dystopique de l’Empire-vicariat du jurisconsulte (wilayat al faqih).

Cette longue séquence de filiations permet de rappeler que toutes ces sectes historiques ont toujours abondamment répandu le sang des hommes et disséminé le chaos. Elles ont toutes fini par être vaincues par la violence. Ceci nous amène à poser la question de savoir si, conformément à ses imprécations, Hassan Nasrallah serait prêt à sacrifier le Liban et son peuple pour exécuter ses menaces ? La réponse que la filiation historique et idéologique fournit est affirmative. Oui, il le fera.


[1] Paul de Samosate vécut au III° siècle EC. Il fut le conseiller de la reine Zénobie de Palmyre mais également évêque d’Antioche. Il fut condamné comme hérétique par plusieurs conciles locaux mais il faudra attendre la campagne de l’empereur Aurélien contre les princes de Palmyre pour le voir déposé et exclu de ses fonctions épiscopales. Son enseignement survivra dans le Nord de la Syrie au sein de sectes dualistes et manichéennes dont les Pauliciens.