Écoutez l’article

Décideur autoproclamé de la guerre et de la paix au Liban, le Hezbollah continue d’œuvrer pour accentuer l’isolement du pays du reste du monde, foulant au pied ses intérêts et ceux de plusieurs milliers de Libanais. Aujourd’hui, c’est avec Chypre, située à quelques encablures (environ 200 km) du Liban, que les relations risquent de connaître une véritable détérioration, en fonction de l’humeur et des intérêts du secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, et de son parrain iranien.

"Nous nous considérerons en état de guerre avec Chypre si l’île ouvre ses aéroports et ses bases (militaires) à Israël pour cibler le Liban", avait-il prévenu, dans un discours, mercredi soir. Menace qui n’a pas été sans conséquences. Jeudi matin, les Libanais ont été secoués par une alerte, celle de la suspension des services de visas d’entrée à Chypre, jusqu’à nouvel ordre.

Une nouvelle alarmante, qui a rapidement été démentie, d’abord par le vice-président du Parlement, Élias Bou Saab, puis par un communiqué du ministère des Affaires étrangères (AE), avant de l’être par l’ambassade chypriote à Beyrouth. "Le consulat ne recevra aucune demande de visa ni de légalisation le 20 juin 2024. Les passeports et les légalisations peuvent être récupérés en présentant le reçu délivré par le consulat lors de la demande de visa", peut-on lire dans une publication de l’ambassade de Nicosie sur la plateforme X.

Selon le ministère des AE, cet arrêt de travail est purement d’ordre administratif et l’ambassade reprendra normalement ses fonctions à partir de vendredi. Simple coïncidence ou riposte chypriote masquée?

Il faut dire que les rapports ne cessent de se complexifier depuis plusieurs mois entre l’axe de la résistance et Chypre. "Le Hezbollah se retrouve forcément aux premières lignes de cette confrontation", explique Fadi Assaf, cofondateur de Middle East Strategic Perspectives. Le clash paraissait donc, selon lui, inévitable depuis le rapprochement entre Chypre et le camp arabo-israélien qui entretenaient, précédemment, des relations plutôt froides. Le partenariat qui s’est établi rapidement entre Nicosie et Tel Aviv fait aujourd’hui de Chypre "un des pays de l’UE les plus pro-israéliens", aux yeux du Hezbollah, indique M. Assaf.

D’après lui, Nicosie, qui encadre fermement la présence d’éléments liés au camp du Hezbollah et jugés suspects sur son territoire, ne cesse d’élargir sa coopération militaire et sécuritaire (échanges de renseignements notamment) avec Israël dans un cadre bilatéral et multilatéral". La goutte qui a fait déborder le verre semble être, selon lui, la série d’exercices militaires de l’armée israélienne à Chypre et, en particulier, les entraînements dans les montagnes chypriotes où le relief est similaire au relief libanais.

Vue de Dahieh (la banlieue sud qui est le fief du Hezbollah), l’île serait ainsi au centre d’un axe anti-moumanaa et poursuit une des politiques les plus pro-israéliennes de l’Union européenne. Dans le contexte géopolitique et militaire actuel, "le secrétaire général du Hezbollah prend les devants avec des menaces directes contre Chypre et entend ainsi faire jouer sa fameuse ‘stratégie de dissuasion’ avec Nicosie, en engageant (comme à son habitude) tout le Liban à travers l’ouverture d’un nouveau front avec l’île", affirme M. Assaf. Or, rappelons-le, Chypre est un pays voisin, très proche du Liban, et avec lequel le pays a plusieurs dossiers sensibles à suivre, dont celui de la frontière maritime et des flux migratoires.

La première victime de cet incident serait ainsi l’État libanais mais aussi les Libanais eux-mêmes, dans la mesure où ils ont une présence économique grandissante dans ce pays voisin et ami.

Des relations historiques

L’histoire le dit. Longtemps, Chypre a constitué un point de passage majeur et un relais d’affaires pour la population libanaise. On rappelle, à cet égard, qu’après 1974, Nicosie a été l’une des premières villes européennes à accueillir les Libanais qui y ont laissé leurs empreintes, en participant activement au redéploiement économique du pays.

Le nombre de sociétés de courtage, d’agents immobiliers et d’entreprises libanaises y opérant n’a fait que se multiplier au fil des ans. "Nous n’osons pas imaginer ce qu’un éventuel conflit entre les deux pays pourrait engendrer à ce niveau. Nous aurons beaucoup à perdre, surtout que depuis la crise économique qui a frappé Beyrouth, Chypre a connu un afflux considérable de Libanais, craignant pour leur sécurité mais aussi pour leur avenir", a indiqué, à Ici Beyrouth, le PDG d’une agence immobilière qui a pignon sur rue dans l’île. "Le nombre d’investissements libanais à Nicosie mais aussi l’intérêt porté pour le secteur immobilier à Chypre sont d’autant plus important que l’on ne peut supporter aujourd’hui une nouvelle secousse qui mettrait en danger la sécurité des Libanais dans ce pays voisin", a-t-il poursuivi.

Rappelons, à cet égard, que la population libanaise s’est toujours tournée vers Chypre, notamment lorsque la situation sécuritaire et/ou économique se dégradait au pays du Cèdre. Il fut même un temps où, pour se rendre sur l’île, les Libanais n’avaient pas besoin de visas qu’ils obtenaient une fois arrivés sur place.

Il faut dire que les facilités assurées par la suite par le gouvernement chypriote pour l’obtention de visas et de permis de séjour mais aussi la proximité culturelle et géographie ont fait de l’île d’Aphrodite la principale destination des Libanais. Tourisme, voyages d’affaires, lieu d’estivage familial, centre de consommation, mais aussi lieu de mariages interconfessionnels, Chypre avait récemment suscité l’intérêt des systèmes éducatifs libanais. En 2023, c’est au cœur de Paphos que l’Université américaine de Beyrouth (AUB) a implanté sa branche AUB Mediterraneo.

Sur le plan social et au niveau de la population chypriote, dont l’opinion concernant les Libanais reste favorable, on peut craindre un "changement d’attitude après le discours agressif de Hassan Nasrallah à l’encontre de leur pays, surtout si le gouvernement libanais ne réagit pas plus sérieusement pour dissiper l’amalgame", signale M. Assaf.

Réactions officielles  

À la menace du secrétaire général du Hezbollah, le président chypriote, Nikos Chrisodoulides, a rétorqué avec une grande diplomatie. "Je tiens à dire que la République de Chypre n’est impliquée d’aucune façon dans cette guerre", avait-il martelé, avant d’ajouter: "Chypre fait partie de la solution et non pas du problème."

Jeudi, le gouvernement de Nicosie a, par ailleurs, affirmé que le pays n’accordera à aucune nation le droit d’entreprendre des opérations militaires à partir de son territoire. Déclaration à la suite de laquelle le ministère des AE s’est empressé de réagir: "Nous tenons à assurer que les relations entre le Liban et Chypre sont de longue date et qu’elles ont toujours été marquées par la coopération diplomatique." Et de poursuivre: "La communication et les concertations se poursuivent de manière régulière et continue en ce qui concerne les dossiers relevant d’intérêts communs." La diplomatie l’emportera-t-elle?