Depuis quelques jours, les silos font couler beaucoup d’encre. De fait, le bloc nord de cette structure, fragilisée par la double explosion au port le 4 août 2020, risque de s’effondrer plus tôt que prévu (avant la fin de l’année en cours, d’après un rapport d’experts), du fait de l’incendie qui s’est déclaré il y a plus de deux semaines à son pied et qui s’embrase de manière intermittente. Retour sur une structure qui fait partie intégrante de l’histoire de la capitale.
Dans un pays où la notion de gouvernement est insaisissable, celle de responsabilité inexistante, et l’idée de transparence illusoire, le bien commun n’est plus qu’une chimère. Mystérieusement, le ministre de la Culture Mohammad Mortada, qui avait classé au mois de mars 2022 les ruines des silos de Beyrouth, semble être revenu sur sa décision. Aucune opposition n’a été formulée lors de la présentation de la proposition de démolition au Conseil des ministres par Amine Salam, ministre de l’Économie. Le gouvernement a entériné la décision de ce dernier, le 14 avril 2022.
L’architecture mémorielle
Pour l’instant cependant, tout est théoriquement gelé par une promesse orale du premier ministre Nagib Mikati à la suite d’une rencontre avec les familles des victimes, à l’initiative du ministre de l’Information Ziad Makari. Ce dernier, lui-même architecte et enseignant à la faculté des beaux-arts et d’architecture de l’Université libanaise, a préféré opter pour la conservation des 12 cylindres restants du bloc sud qui présente des indices de stabilité. Il explique à Ici Beyrouth qu’afin de réagir à la décision hâtive de démolition, il avait organisé la réunion des familles des victimes avec le Premier ministre et qu’il continue d’œuvrer pour la préservation d’une partie des silos et l’aménagement d’une zone publique dédiée à la mémoire et au recueillement.
Le ministre de la Culture envisage également un complexe mémorial avec une sculpture de l’artiste Rudy Rahmé, un musée et une esplanade, mais sans cependant les ruines des silos. Or on ne peut passer sous silence l’importance que revêt le bâti dans la préservation de la mémoire collective. L’architecture mémorielle constitue le support matériel nécessaire pour l’entretien et la transmission de la mémoire. Intégralement restituée, partiellement restaurée, ou en ruine, elle dégage un sens sémantique et sémiologique qui stimule la subjectivité du spectateur.
Le lieu de mémoire
L’historien Pierre Nora définit le concept de lieu de mémoire, comme un objet que la collectivité «réinvestit de son affect et de ses émotions». Ces lieux deviennent les témoins de l’histoire collective dont ils entretiennent le souvenir et l’inscrivent dans l’espace. L’histoire ne peut être confinée aux livres et aux musées, elle se doit de participer au quotidien et à l’espace vécu. Pour Pierre Nora, ces lieux sont importants surtout lorsqu’ils sont liés à des événements tragiques, car ils ont pour fonction d’empêcher que de telles tragédies ne se reproduisent.
Les lieux de mémoire acquièrent plus de valeur lorsqu’ils se fondent dans l’architecture, car celle-ci matérialise l’histoire et permet une relation vivante au passé. Elle rassemble autour d’une cause commune et assure la cohésion sociale, tout en servant de restructuration cognitive et de thérapie de deuil à l’échelle individuelle et collective.
Oradour-sur-Glane et Auschwitz
Détruire les silos de blé de Beyrouth afin de récupérer les précieux 4.230 m² de terrain est une aberration. Lorsqu’un peuple a connu un événement traumatique, de tels arguments deviennent des insultes à l’intelligence et des offenses à la personne de la victime. L’approche de la question par le volet économique relève d’un faux problème. Ce n’est pas une parcelle de terrain, mais tout un village qui a été consacré en lieu de mémoire en France, à Oradour-sur-Glane, pour rappeler les faits tragiques de la Seconde Guerre mondiale.
Pour ceux qui ne trouvent pas d’intérêt esthétique aux silos, rappelons aussi que ce sont des bunkers et parfois-même de simples tranchées qui ont été classés et préservés. Et face à l’argument du coût élevé de la consolidation, on ne peut qu’évoquer le cas du camp de concentration d’Auschwitz qui, après avoir été incendié, a dû être entièrement reconstruit afin d’entretenir la mémoire et de continuer à dénoncer l’horreur et les responsables.
L’architecture mémorielle
L’architecture est une expérience concrète et sensorielle. Elle englobe la personne en l’introduisant dans le corps de l’histoire qu’elle rend présente. Par le pouvoir de son authenticité et de sa qualité muséale, elle devient le support d’un imaginaire et d’une épaisseur narrative. Cette transcription spatiale de l’événement permet un transfert émotionnel qui, à l’échelle des silos de Beyrouth, acquière une dimension urbaine.
Ce qui est valable au niveau individuel, l’est aussi à l’échelle de la société. Rien n’est plus déstabilisant après un traumatisme, que ce que Janine Altounian appelle le trauma de l’effacement. Le processus thérapeutique ne peut se faire dans une atmosphère de disparition de la culture et des lieux qui servent de repères et de points d’appui.
Nos racines
Le 4 août 2020, Krystel Adm venait d’emménager dans son appartement traditionnel en face du port. Rentrée de Londres, elle a voulu croire en son pays, en ses racines et en sa culture authentique. La veille, sa mère Dalal avait fait les dernières retouches de polissage du dallage et des vitres des arcades fraîchement rénovées. Pour Krystel et pour ses parents, le temps s’est arrêté ce jour-là, à 18h07.
En décrivant les silos pour Ici Beyrouth, Dalal Adm dit : «Ma fille est là, elle est un morceau de moi que l’on m’a arraché. Krystel fait désormais partie du corps de ces silos avec lesquels elle risquerait de disparaître pour une seconde fois.»
Dalal est de Beyrouth où elle a grandi, où chaque matin en ouvrant les volets, elle apercevait, dit-elle, la mer, les bateaux et les silos. «Ils veulent nous confisquer cette part de nous-mêmes, cette trace de nos enfants qu’ils nous ont enlevés». Elle parle de sa volonté de résister, de rester ancrée et enracinée dans ce pays. Elle rappelle que si nous sommes encore là, si nous ne nous sommes pas transformés en réfugiés, c’est parce que nous avons résisté dans les années 1970, armés de notre culture et de notre riche histoire.
La vraie résistance
Notre résistance ne pourra être soufflée que par l’amnésie, dit-elle encore en rejetant tout traitement superficiel du drame. Pour Dalal, le devoir de mémoire et l’écriture de l’histoire sont bien plus qu’un besoin pour les familles des victimes. Ils requièrent une dimension existentielle. Nous enlever les silos-témoins, c’est nous amputer à nouveau de nos proches, mais c’est aussi nous arracher nos racines. Ceux qui ont falsifié l’histoire de Kafno (la grande famine de 1914-1918) en prétendant qu’elle était due à une invasion de sauterelles, sont ceux-là-mêmes qui, aujourd’hui, cherchent à effacer la trace de la troisième plus grande explosion au monde, a-t-elle rajouté.
Assassiner un peuple et effacer ses lieux de mémoire, c’est précisément ce que les survivants d’Oradour-sur-Glane, d’Auschwitz et d’Hiroshima ont refusé en cristallisant dans le temps et dans l’espace, les atrocités vécues. Refuser cet effacement, rejeter la culture de l’amnésie, est un acte de résistance conscient de la valeur existentielle de la transmission de la mémoire. «Car nous sommes la vraie résistance, reprend Dalal, par notre vie ici et par notre travail, par notre constance et notre intégrité, par les fondations et aides sociales, par notre combat pour l’histoire, la vérité et la mémoire, c’est nous la vraie résistance.»
Dans un pays où la notion de gouvernement est insaisissable, celle de responsabilité inexistante, et l’idée de transparence illusoire, le bien commun n’est plus qu’une chimère. Mystérieusement, le ministre de la Culture Mohammad Mortada, qui avait classé au mois de mars 2022 les ruines des silos de Beyrouth, semble être revenu sur sa décision. Aucune opposition n’a été formulée lors de la présentation de la proposition de démolition au Conseil des ministres par Amine Salam, ministre de l’Économie. Le gouvernement a entériné la décision de ce dernier, le 14 avril 2022.
L’architecture mémorielle
Pour l’instant cependant, tout est théoriquement gelé par une promesse orale du premier ministre Nagib Mikati à la suite d’une rencontre avec les familles des victimes, à l’initiative du ministre de l’Information Ziad Makari. Ce dernier, lui-même architecte et enseignant à la faculté des beaux-arts et d’architecture de l’Université libanaise, a préféré opter pour la conservation des 12 cylindres restants du bloc sud qui présente des indices de stabilité. Il explique à Ici Beyrouth qu’afin de réagir à la décision hâtive de démolition, il avait organisé la réunion des familles des victimes avec le Premier ministre et qu’il continue d’œuvrer pour la préservation d’une partie des silos et l’aménagement d’une zone publique dédiée à la mémoire et au recueillement.
Le ministre de la Culture envisage également un complexe mémorial avec une sculpture de l’artiste Rudy Rahmé, un musée et une esplanade, mais sans cependant les ruines des silos. Or on ne peut passer sous silence l’importance que revêt le bâti dans la préservation de la mémoire collective. L’architecture mémorielle constitue le support matériel nécessaire pour l’entretien et la transmission de la mémoire. Intégralement restituée, partiellement restaurée, ou en ruine, elle dégage un sens sémantique et sémiologique qui stimule la subjectivité du spectateur.
Le lieu de mémoire
L’historien Pierre Nora définit le concept de lieu de mémoire, comme un objet que la collectivité «réinvestit de son affect et de ses émotions». Ces lieux deviennent les témoins de l’histoire collective dont ils entretiennent le souvenir et l’inscrivent dans l’espace. L’histoire ne peut être confinée aux livres et aux musées, elle se doit de participer au quotidien et à l’espace vécu. Pour Pierre Nora, ces lieux sont importants surtout lorsqu’ils sont liés à des événements tragiques, car ils ont pour fonction d’empêcher que de telles tragédies ne se reproduisent.
Les lieux de mémoire acquièrent plus de valeur lorsqu’ils se fondent dans l’architecture, car celle-ci matérialise l’histoire et permet une relation vivante au passé. Elle rassemble autour d’une cause commune et assure la cohésion sociale, tout en servant de restructuration cognitive et de thérapie de deuil à l’échelle individuelle et collective.
Oradour-sur-Glane et Auschwitz
Détruire les silos de blé de Beyrouth afin de récupérer les précieux 4.230 m² de terrain est une aberration. Lorsqu’un peuple a connu un événement traumatique, de tels arguments deviennent des insultes à l’intelligence et des offenses à la personne de la victime. L’approche de la question par le volet économique relève d’un faux problème. Ce n’est pas une parcelle de terrain, mais tout un village qui a été consacré en lieu de mémoire en France, à Oradour-sur-Glane, pour rappeler les faits tragiques de la Seconde Guerre mondiale.
Pour ceux qui ne trouvent pas d’intérêt esthétique aux silos, rappelons aussi que ce sont des bunkers et parfois-même de simples tranchées qui ont été classés et préservés. Et face à l’argument du coût élevé de la consolidation, on ne peut qu’évoquer le cas du camp de concentration d’Auschwitz qui, après avoir été incendié, a dû être entièrement reconstruit afin d’entretenir la mémoire et de continuer à dénoncer l’horreur et les responsables.
L’architecture mémorielle
L’architecture est une expérience concrète et sensorielle. Elle englobe la personne en l’introduisant dans le corps de l’histoire qu’elle rend présente. Par le pouvoir de son authenticité et de sa qualité muséale, elle devient le support d’un imaginaire et d’une épaisseur narrative. Cette transcription spatiale de l’événement permet un transfert émotionnel qui, à l’échelle des silos de Beyrouth, acquière une dimension urbaine.
Ce qui est valable au niveau individuel, l’est aussi à l’échelle de la société. Rien n’est plus déstabilisant après un traumatisme, que ce que Janine Altounian appelle le trauma de l’effacement. Le processus thérapeutique ne peut se faire dans une atmosphère de disparition de la culture et des lieux qui servent de repères et de points d’appui.
Nos racines
Le 4 août 2020, Krystel Adm venait d’emménager dans son appartement traditionnel en face du port. Rentrée de Londres, elle a voulu croire en son pays, en ses racines et en sa culture authentique. La veille, sa mère Dalal avait fait les dernières retouches de polissage du dallage et des vitres des arcades fraîchement rénovées. Pour Krystel et pour ses parents, le temps s’est arrêté ce jour-là, à 18h07.
En décrivant les silos pour Ici Beyrouth, Dalal Adm dit : «Ma fille est là, elle est un morceau de moi que l’on m’a arraché. Krystel fait désormais partie du corps de ces silos avec lesquels elle risquerait de disparaître pour une seconde fois.»
Dalal est de Beyrouth où elle a grandi, où chaque matin en ouvrant les volets, elle apercevait, dit-elle, la mer, les bateaux et les silos. «Ils veulent nous confisquer cette part de nous-mêmes, cette trace de nos enfants qu’ils nous ont enlevés». Elle parle de sa volonté de résister, de rester ancrée et enracinée dans ce pays. Elle rappelle que si nous sommes encore là, si nous ne nous sommes pas transformés en réfugiés, c’est parce que nous avons résisté dans les années 1970, armés de notre culture et de notre riche histoire.
La vraie résistance
Notre résistance ne pourra être soufflée que par l’amnésie, dit-elle encore en rejetant tout traitement superficiel du drame. Pour Dalal, le devoir de mémoire et l’écriture de l’histoire sont bien plus qu’un besoin pour les familles des victimes. Ils requièrent une dimension existentielle. Nous enlever les silos-témoins, c’est nous amputer à nouveau de nos proches, mais c’est aussi nous arracher nos racines. Ceux qui ont falsifié l’histoire de Kafno (la grande famine de 1914-1918) en prétendant qu’elle était due à une invasion de sauterelles, sont ceux-là-mêmes qui, aujourd’hui, cherchent à effacer la trace de la troisième plus grande explosion au monde, a-t-elle rajouté.
Assassiner un peuple et effacer ses lieux de mémoire, c’est précisément ce que les survivants d’Oradour-sur-Glane, d’Auschwitz et d’Hiroshima ont refusé en cristallisant dans le temps et dans l’espace, les atrocités vécues. Refuser cet effacement, rejeter la culture de l’amnésie, est un acte de résistance conscient de la valeur existentielle de la transmission de la mémoire. «Car nous sommes la vraie résistance, reprend Dalal, par notre vie ici et par notre travail, par notre constance et notre intégrité, par les fondations et aides sociales, par notre combat pour l’histoire, la vérité et la mémoire, c’est nous la vraie résistance.»
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