Vivre à l’écart du monde a une signification bien enfouie. Certaines solitudes, qui semblent – de prime abord – une malédiction pour ceux qui les vivent, sont des conséquences d’expériences douloureuses vécues par le passé, qui trouvent leur source dans l’enfance.
«La peur de la solitude finit toujours par me rattraper. J’ai le sentiment d’avoir construit ma vie pour y parer, et, à intervalles plus ou moins réguliers, je me retrouve face au gouffre. Je viens de subir une séparation très douloureuse dans la seule histoire d’amour de ma vie, celle qui m’unissait à F., ma seconde épouse. L’amour est toujours là d’ailleurs, pour tous les deux. Quand cette femme m’a quitté, j’ai eu le sentiment de tomber du trentième étage d’un building. Une angoisse paroxystique m’a écrasé des semaines entières. Par ailleurs, je suis conscient que j’ai du mal à me sortir de situations qui ne me vont pas, car je recule devant la perspective d’avoir à affronter la solitude. Maintenant que j’avance en âge, ma peur de la solitude se noue au sentiment aigu du temps qui file, et à la peur de la mort. J’ai décidé de faire une analyse pour comprendre ce qui s’est passé dans ma séparation, mais aussi parce que je sais qu’un jour ou l’autre, il me faudra affronter ces zones d’ombre en moi: solitude, mort, mélancolie. Une psychanalyse représente à mes yeux la chance de mieux vivre le temps qui reste, et de trouver une certaine paix».
Entrant dans le vif du sujet, j’ai dit à Monsieur Z.: «Vous parlez de la solitude comme s’il s’agissait d’une sorte de monolithe dans votre vie, ce qui est certainement très angoissant. Peut-être pouvez-vous dégager différentes expériences de solitude, auxquelles vous ne donneriez pas forcément la même signification?» Monsieur Z. était d’évidence un homme intelligent, rompu à une réflexion intellectuelle complexe, mais sur un mode qui tenait davantage de la synthèse que de l’analyse. Tandis que j’écoutais ses premières constructions, j’ai pensé qu’il s’agissait de l’inviter à s’exprimer au plus près de son expérience subjective, de ses singularités, de ses paradoxes, et surtout, de son relief affectif. L’enjeu était que Monsieur Z. puisse sortir de ce qu’il savait déjà de lui-même, pour accéder aux représentations, inédites, de son inconscient. Le savoir sur l’être procédant toujours d’une nouvelle façon de dire, je lui ai donc demandé: «Vous est-il possible de remonter à votre premier souvenir de solitude?»
Monsieur Z. a répondu par cette phrase tout à fait inattendue: «Vous savez, je n’ai pas d’inconscient.» Étonnée, j’ai noté la phrase dans ma mémoire, avec l’idée qu’elle était certainement essentielle et s’éclairerait ultérieurement. En homme averti, Monsieur Z. n’ignorait pas que le champ de la psychanalyse était celui de l’inconscient, ni que le destin de tout sujet, du seul fait qu’il parle, est d’avoir un inconscient. J’ai donc pensé que cette parole incongrue constituait une manifestation de l’inconscient, à la manière d’un mot d’esprit ou d’un énoncé de pure intuition, qui introduit du nouveau dans le discours et auquel l’interprétation donne sa densité de sens le moment venu.
L’inconscient ne s’ouvre jamais par les voies du débat théorique ni de la raison, mais par celles de la surprise et de l’amour de transfert. Tout en lui témoignant une écoute attentive, je n’ai donc pas discuté l’assertion de Monsieur Z., qui est revenu à ma question avec ce premier souvenir: «J’avais peut-être cinq ans. C’était l’heure de la sieste, et, sans doute pris d’une anxiété qui m’empêchait de trouver le sommeil, je suis allé auprès de ma mère. Je lui ai demandé si elle m’aimait. Sans un geste tendre, elle m’a dit, de son habituel ton monocorde: “Arrête tes bêtises, laisse-moi dormir et vas dormir toi aussi.” Je me rappelle très bien ce moment, car je me suis promis, avec toute ma détermination d’enfant, de ne plus jamais adresser une telle demande à quiconque, afin de ne plus jamais être renvoyé à une telle solitude.» Je l’ai interrogé: «Avez-vous tenu cette promesse?» Monsieur Z. a répondu: «Oui, toute ma vie, sauf avec ma femme, F.» Je lui ai dit: «Prise sous cet angle, votre peur de la solitude n’est-elle pas la peur d’une maltraitance de vos sentiments, voire d’un rejet de votre être?»
Monsieur Z. a continué: «A dire vrai, je n’ai aucune confiance dans la réponse affective des autres, ni dans la qualité de leur présence. Le paradoxe est que je ne m’ouvre pas à eux, et je ne supporte pas de rester physiquement seul. Ainsi, j’ai souvent été perçu comme froid, distant, voire arrogant, et aussi comme tyrannique dans mes exigences, alors que je n’ai pas le moindre cynisme en moi; je pense au contraire être très patient et tolérant envers les autres. Loin de pouvoir les quitter facilement, je suis par exemple resté des années avec ma première femme et mon premier associé, alors que j’étais malheureux dans ces liens.» Je lui ai demandé: «Vous voulez bien parler davantage du lien avec votre mère?»
Séance après séance, entre autres questions spontanément abordées, la figure de l’Autre maternel a émergé. Cette femme «à l’apparence fragile, à la position résignée face aux difficultés, bien réelles, de sa vie quotidienne, à la conduite irréprochable en tant qu’épouse et mère», se révélait, pour l’enfant sensible qu’avait été Monsieur Z., une source de grande souffrance jusqu’alors ignorée de lui.
Le refus maternel à une demande d’amour
La scène du refus maternel, située autour de ses cinq ans, ressortait comme édifiante à cet égard. Toute demande d’amour est une demande d’être. La fin de non-recevoir opposée par la mère à sa demande d’amour avait alors pris, pour le petit garçon, la signification d’un rejet de son être, au profit de ce que Lacan a appelé «le service des biens», c’est-à-dire d’une vision utilitariste de l’existence. En disant: «Arrête tes bêtises, laisse-moi dormir et va dormir toi aussi», cette mère rejetait la question de son être, comme si elle lui signifiait: «Tout ce qui compte, ce sont les besoins vitaux.» Or l’enfant appelait la présence maternelle dans le champ de l’être, et énonçait entre les lignes de sa demande: «Tout ce qui compte est que tu m’aimes.»
La rencontre manquée entre ce petit sujet de cinq ans et la Maman de l’amour, que la scène remémorée mettait au jour et qui n’avait cessé d’être manquée depuis sa naissance, avait marqué son lien à l’Autre d’un sceau fatal: celui d’une solitude profonde de l’être, causée par le manque de l’Autre maternel qui se soustrait au don d’amour et donne le change dans le registre fonctionnel. C’est ce manquement que Monsieur Z. ressentait, très justement mais en le transférant sur tout autre, faute d’en avoir identifié la véritable source: «Je n’ai aucune confiance dans la réponse affective des autres, ni dans la qualité de leur présence.»
L’affect correspondant à cette croyance inconsciente en une fatalité de solitude pour sa vie était logé dans le sentiment de mélancolie qui habitait Monsieur Z. depuis toujours. La mécanique de cette fatalité consistait en une certaine répétition, à l’œuvre dans l’ensemble de ses liens: tout en s’assurant de la présence physique de l’autre pour parer à sa solitude, Monsieur Z. se protégeait du rejet de son être en mettant ses sentiments en réserve, ce qui ne permettait pas à l’autre de déployer les siens, et perpétuait une présence privée de qualité affective, génératrice de solitude donc.
«C’est comme si j’étais rayé du monde»
Mais Monsieur Z. avait établi un rapport avec cette répétition lui permettant de ne pas y être totalement pris et d’y ménager une ouverture. En effet, loin de sélectionner ses relations de sorte qu’y fasse retour la même figure vide que celle de sa mère, il avait inventé une autre solution, que je qualifierais d’héroïsme inconscient: «Pour ce qui est de mes relations importantes, je ne suis attiré que par des personnes gaies, spontanées et affectueuses. Au fond, je n’attends qu’une chose, c’est que les autres puissent venir à moi, dans les grandes rencontres comme dans les petits actes de la vie quotidienne. Mais si cela devait ne pas se produire, je préfère me retirer de moi-même et signifier par mon attitude que j’assume dignement la fatalité de ma solitude», a-t-il déclaré. Je lui ai demandé alors: «Pensez-vous que, dans cette scène si fondamentale avec votre mère, votre sentiment de solitude ait pris pour vous une valeur de mort?» Les larmes lui sont venues, et il a dit: «C’est comme si je vivais rayé du monde.» Puis il a ajouté: «Être rayé du monde est le sentiment qui a habité toute ma jeunesse, jusqu’à mes vingt ans. N’ayant pas d’amis, errant souvent seul dans les rues à mes heures de loisirs, j’étais l’observateur d’un monde qui vivait et aimait en dehors de moi. J’ai fini par me tenir à l’écart, et regarder les autres jouir de l’existence.»
La soustraction de soi-même à l’ordre du monde est ce que Lacan a appelé «la vraie mort», caractérisant la position du héros, notamment celle d’Œdipe roi dans la tragédie de Sophocle. Ayant vu s’accomplir le drame de sa trajectoire, en laquelle il semble n’avoir été que le jouet d’un destin funeste et d’une horrible malédiction (le parricide et l’inceste), le héros est celui qui refuse cette position d’objet et ne cède pas sur son désir (Œdipe veut savoir, et continuer à savoir jusqu’au terme dernier). Dès lors, le héros assume tout de son existence, la malédiction, la solitude absolue, l’effacement même, jusque dans les zones où affronter son anéantissement dans une position ferme et consentie devient la seule façon de subsister comme sujet et de soutenir son désir. Aux aléas de la mort réelle venant frapper l’homme du commun, il préfère la mort assumée: se soustraire à l’ordre du monde, se soustraire à tout Autre donc, et sauver ainsi la possibilité de continuer à désirer.
Cette «vraie mort», qui ne signifie pas se suicider, est une position intérieure en laquelle le sujet s’affronte sans voile à sa solitude foncière et son être-pour-la-mort, et affirme que le pire danger pour l’homme n’est pas sa détresse ni sa condition de mortel, mais la perspective de ne pas subsister comme sujet et de ne pas désirer.
«La peur de la solitude finit toujours par me rattraper. J’ai le sentiment d’avoir construit ma vie pour y parer, et, à intervalles plus ou moins réguliers, je me retrouve face au gouffre. Je viens de subir une séparation très douloureuse dans la seule histoire d’amour de ma vie, celle qui m’unissait à F., ma seconde épouse. L’amour est toujours là d’ailleurs, pour tous les deux. Quand cette femme m’a quitté, j’ai eu le sentiment de tomber du trentième étage d’un building. Une angoisse paroxystique m’a écrasé des semaines entières. Par ailleurs, je suis conscient que j’ai du mal à me sortir de situations qui ne me vont pas, car je recule devant la perspective d’avoir à affronter la solitude. Maintenant que j’avance en âge, ma peur de la solitude se noue au sentiment aigu du temps qui file, et à la peur de la mort. J’ai décidé de faire une analyse pour comprendre ce qui s’est passé dans ma séparation, mais aussi parce que je sais qu’un jour ou l’autre, il me faudra affronter ces zones d’ombre en moi: solitude, mort, mélancolie. Une psychanalyse représente à mes yeux la chance de mieux vivre le temps qui reste, et de trouver une certaine paix».
Entrant dans le vif du sujet, j’ai dit à Monsieur Z.: «Vous parlez de la solitude comme s’il s’agissait d’une sorte de monolithe dans votre vie, ce qui est certainement très angoissant. Peut-être pouvez-vous dégager différentes expériences de solitude, auxquelles vous ne donneriez pas forcément la même signification?» Monsieur Z. était d’évidence un homme intelligent, rompu à une réflexion intellectuelle complexe, mais sur un mode qui tenait davantage de la synthèse que de l’analyse. Tandis que j’écoutais ses premières constructions, j’ai pensé qu’il s’agissait de l’inviter à s’exprimer au plus près de son expérience subjective, de ses singularités, de ses paradoxes, et surtout, de son relief affectif. L’enjeu était que Monsieur Z. puisse sortir de ce qu’il savait déjà de lui-même, pour accéder aux représentations, inédites, de son inconscient. Le savoir sur l’être procédant toujours d’une nouvelle façon de dire, je lui ai donc demandé: «Vous est-il possible de remonter à votre premier souvenir de solitude?»
Monsieur Z. a répondu par cette phrase tout à fait inattendue: «Vous savez, je n’ai pas d’inconscient.» Étonnée, j’ai noté la phrase dans ma mémoire, avec l’idée qu’elle était certainement essentielle et s’éclairerait ultérieurement. En homme averti, Monsieur Z. n’ignorait pas que le champ de la psychanalyse était celui de l’inconscient, ni que le destin de tout sujet, du seul fait qu’il parle, est d’avoir un inconscient. J’ai donc pensé que cette parole incongrue constituait une manifestation de l’inconscient, à la manière d’un mot d’esprit ou d’un énoncé de pure intuition, qui introduit du nouveau dans le discours et auquel l’interprétation donne sa densité de sens le moment venu.
L’inconscient ne s’ouvre jamais par les voies du débat théorique ni de la raison, mais par celles de la surprise et de l’amour de transfert. Tout en lui témoignant une écoute attentive, je n’ai donc pas discuté l’assertion de Monsieur Z., qui est revenu à ma question avec ce premier souvenir: «J’avais peut-être cinq ans. C’était l’heure de la sieste, et, sans doute pris d’une anxiété qui m’empêchait de trouver le sommeil, je suis allé auprès de ma mère. Je lui ai demandé si elle m’aimait. Sans un geste tendre, elle m’a dit, de son habituel ton monocorde: “Arrête tes bêtises, laisse-moi dormir et vas dormir toi aussi.” Je me rappelle très bien ce moment, car je me suis promis, avec toute ma détermination d’enfant, de ne plus jamais adresser une telle demande à quiconque, afin de ne plus jamais être renvoyé à une telle solitude.» Je l’ai interrogé: «Avez-vous tenu cette promesse?» Monsieur Z. a répondu: «Oui, toute ma vie, sauf avec ma femme, F.» Je lui ai dit: «Prise sous cet angle, votre peur de la solitude n’est-elle pas la peur d’une maltraitance de vos sentiments, voire d’un rejet de votre être?»
Monsieur Z. a continué: «A dire vrai, je n’ai aucune confiance dans la réponse affective des autres, ni dans la qualité de leur présence. Le paradoxe est que je ne m’ouvre pas à eux, et je ne supporte pas de rester physiquement seul. Ainsi, j’ai souvent été perçu comme froid, distant, voire arrogant, et aussi comme tyrannique dans mes exigences, alors que je n’ai pas le moindre cynisme en moi; je pense au contraire être très patient et tolérant envers les autres. Loin de pouvoir les quitter facilement, je suis par exemple resté des années avec ma première femme et mon premier associé, alors que j’étais malheureux dans ces liens.» Je lui ai demandé: «Vous voulez bien parler davantage du lien avec votre mère?»
Séance après séance, entre autres questions spontanément abordées, la figure de l’Autre maternel a émergé. Cette femme «à l’apparence fragile, à la position résignée face aux difficultés, bien réelles, de sa vie quotidienne, à la conduite irréprochable en tant qu’épouse et mère», se révélait, pour l’enfant sensible qu’avait été Monsieur Z., une source de grande souffrance jusqu’alors ignorée de lui.
Le refus maternel à une demande d’amour
La scène du refus maternel, située autour de ses cinq ans, ressortait comme édifiante à cet égard. Toute demande d’amour est une demande d’être. La fin de non-recevoir opposée par la mère à sa demande d’amour avait alors pris, pour le petit garçon, la signification d’un rejet de son être, au profit de ce que Lacan a appelé «le service des biens», c’est-à-dire d’une vision utilitariste de l’existence. En disant: «Arrête tes bêtises, laisse-moi dormir et va dormir toi aussi», cette mère rejetait la question de son être, comme si elle lui signifiait: «Tout ce qui compte, ce sont les besoins vitaux.» Or l’enfant appelait la présence maternelle dans le champ de l’être, et énonçait entre les lignes de sa demande: «Tout ce qui compte est que tu m’aimes.»
La rencontre manquée entre ce petit sujet de cinq ans et la Maman de l’amour, que la scène remémorée mettait au jour et qui n’avait cessé d’être manquée depuis sa naissance, avait marqué son lien à l’Autre d’un sceau fatal: celui d’une solitude profonde de l’être, causée par le manque de l’Autre maternel qui se soustrait au don d’amour et donne le change dans le registre fonctionnel. C’est ce manquement que Monsieur Z. ressentait, très justement mais en le transférant sur tout autre, faute d’en avoir identifié la véritable source: «Je n’ai aucune confiance dans la réponse affective des autres, ni dans la qualité de leur présence.»
L’affect correspondant à cette croyance inconsciente en une fatalité de solitude pour sa vie était logé dans le sentiment de mélancolie qui habitait Monsieur Z. depuis toujours. La mécanique de cette fatalité consistait en une certaine répétition, à l’œuvre dans l’ensemble de ses liens: tout en s’assurant de la présence physique de l’autre pour parer à sa solitude, Monsieur Z. se protégeait du rejet de son être en mettant ses sentiments en réserve, ce qui ne permettait pas à l’autre de déployer les siens, et perpétuait une présence privée de qualité affective, génératrice de solitude donc.
«C’est comme si j’étais rayé du monde»
Mais Monsieur Z. avait établi un rapport avec cette répétition lui permettant de ne pas y être totalement pris et d’y ménager une ouverture. En effet, loin de sélectionner ses relations de sorte qu’y fasse retour la même figure vide que celle de sa mère, il avait inventé une autre solution, que je qualifierais d’héroïsme inconscient: «Pour ce qui est de mes relations importantes, je ne suis attiré que par des personnes gaies, spontanées et affectueuses. Au fond, je n’attends qu’une chose, c’est que les autres puissent venir à moi, dans les grandes rencontres comme dans les petits actes de la vie quotidienne. Mais si cela devait ne pas se produire, je préfère me retirer de moi-même et signifier par mon attitude que j’assume dignement la fatalité de ma solitude», a-t-il déclaré. Je lui ai demandé alors: «Pensez-vous que, dans cette scène si fondamentale avec votre mère, votre sentiment de solitude ait pris pour vous une valeur de mort?» Les larmes lui sont venues, et il a dit: «C’est comme si je vivais rayé du monde.» Puis il a ajouté: «Être rayé du monde est le sentiment qui a habité toute ma jeunesse, jusqu’à mes vingt ans. N’ayant pas d’amis, errant souvent seul dans les rues à mes heures de loisirs, j’étais l’observateur d’un monde qui vivait et aimait en dehors de moi. J’ai fini par me tenir à l’écart, et regarder les autres jouir de l’existence.»
La soustraction de soi-même à l’ordre du monde est ce que Lacan a appelé «la vraie mort», caractérisant la position du héros, notamment celle d’Œdipe roi dans la tragédie de Sophocle. Ayant vu s’accomplir le drame de sa trajectoire, en laquelle il semble n’avoir été que le jouet d’un destin funeste et d’une horrible malédiction (le parricide et l’inceste), le héros est celui qui refuse cette position d’objet et ne cède pas sur son désir (Œdipe veut savoir, et continuer à savoir jusqu’au terme dernier). Dès lors, le héros assume tout de son existence, la malédiction, la solitude absolue, l’effacement même, jusque dans les zones où affronter son anéantissement dans une position ferme et consentie devient la seule façon de subsister comme sujet et de soutenir son désir. Aux aléas de la mort réelle venant frapper l’homme du commun, il préfère la mort assumée: se soustraire à l’ordre du monde, se soustraire à tout Autre donc, et sauver ainsi la possibilité de continuer à désirer.
Cette «vraie mort», qui ne signifie pas se suicider, est une position intérieure en laquelle le sujet s’affronte sans voile à sa solitude foncière et son être-pour-la-mort, et affirme que le pire danger pour l’homme n’est pas sa détresse ni sa condition de mortel, mais la perspective de ne pas subsister comme sujet et de ne pas désirer.
Lire aussi
Commentaires