Acting out ou passage à l'acte
Ce que Sigmund Freud nomme agieren, pour désigner la «mise en acte» et que l’on a traduit par l’acting out, est une notion étayée par la manière dont un individu contourne la nécessité de mettre en mots un souvenir refoulé, pour s’épargner le travail – sans doute ardu – d’élaboration dans le transfert au sein de la cure psychanalytique. La verbalisation étant ressentie comme fort embarrassante ou littéralement insupportable, elle l’inciterait à résister au travail et à fuir dans l’«agir», autrement dit dans la mise en acte, que ce soit à l’intérieur de la cure ou en dehors d’elle.

L’acting out: le propre de la névrose

Il faudrait savoir, d’entrée de jeu, que l’acting out est le propre de la névrose. Freud, qui travaillait essentiellement avec des patients névrosés, affirme dans son Abrégé de psychanalyse (1938) qu’il ne serait pas «souhaitable que le patient, en dehors du transfert, agisse au lieu de se souvenir, l’idéal étant qu’il se comporte aussi normalement que possible en dehors du traitement et qu’il ne manifeste ses réactions anormales que dans le transfert». C’est aussi dans ce même sillage que, dans le cadre de la cure psychanalytique, Freud a le plus souvent souhaité que l’individu ne prenne pas de décisions majeures, encore moins qu’il en actionnabilise l’une ou l’autre, car la cure en tant que telle consiste en la pensée, en la parole, et non en l’agir. Bien évidemment, il faudrait ici rappeler qu’à l’époque du maître, les cures se faisaient de manière quotidienne, à l’exception des dimanches, qu’elles étaient donc comme une station dans la vie des individus et qu’elles n’excédaient pas la durée maximale de trois ans en règle générale. Quoi qu’il en soit, Freud lui-même reconnaît que cette injonction du non-agir n’est pas forcément prise en compte par tous les patients et que certains parmi eux s’arrangent d’une manière ou d’une autre pour transgresser la règle, en faisant – au moins – un acting out, parce qu’agir demeure, dans beaucoup de cas, et contrairement à ce que l’on croit, bien plus facile que réfléchir.

Il faudrait savoir, par ailleurs, tout en évitant de confondre l’acting out inconsciemment mu et les décisions consciemment actées de manière transgressive en période de cure, que de toute façon le plus souvent l’agir s’inscrit dans la répétition de scénario, même si l’individu a l’impression de briser le cercle qui l’emprisonne. La psychanalyse considère, en effet, que l’action sans réflexion robuste et aboutie a valeur de répétition et a, de ce fait, tous ses tenants ancrés dans un passé non encore élucidé, ni compris ni réparé.



Qu’en est-il de cette notion dans la psychose?

On attendra Jacques Lacan pour comprendre que, dans le cas de la psychose, l’acting out a une tout autre teneur que dans la névrose et qu’il vient combler un trou, celui du Réel, qui fait défaut dans la vie psychique de l’individu. Lacan s’intéresse même de très près aux patients dont la structure psychotique demeure pour un temps plus ou moins conséquent invisible, en tout cas indécelable, et qui, à un certain moment, font une mise en acte permettant à leur psychose de mettre enfin au jour ses symptômes. Or, dans ce cas en particulier, Lacan préfère éviter de parler d’acting out, parce que, selon lui, il y a une différence de taille entre la mise en acte dans le cadre de ce qui est refoulé et qui résiste à être symbolisé et mis en parole dans la névrose, et ce qui est forclos, autrement dit rejeté, annulé, non enregistré, voire complètement absent de toute symbolisation dans le cas de la psychose et qui réapparaît au-dehors sous forme d’agir, dans l’attente d’être nommé.

Dans cette optique même, Lacan décide de distinguer l’acting out du «passage à l’acte» qui, lui, serait le propre de la psychose: celui-ci, de nature impulsive, violente et dangereuse, le plus souvent inadapté au réel objectif, est une véritable faillite de la pensée (et non un tour de force de contournement inconscient, comme dans la névrose, en vue de mettre à mal le contrat de soin de la cure) qui révèle, entre autres, l’intolérance à la frustration, l’impossibilité d’intégrer la loi, l’identification du sujet à l’objet et l’éclatement des limites du Moi.




La Federal Bank of Lebanon de Hamra: plus on est de fous…

Le jeudi 11 août 2022, le citoyen libanais Bassam el-Cheikh Hussein, armé et hors de lui, retient en otage durant toute une journée les employés et des clients de l’agence de Hamra de la Federal Bank of Lebanon, menaçant de mettre le feu à l’agence et de s’immoler si la banque ne lui confiait pas le solde de son compte qui s’élève à 210.000 dollars américains. L’homme affirme son besoin urgentissime d’argent pour s’acquitter des frais d’hospitalisation de son père. On sait que les banques libanaises retiennent en otage les épargnes en dépôt chez elles, depuis trois ans, empêchant les citoyens de jouir de leur argent, ou pour le moins d’en faire usage dans les cas qui l’imposent. On sait aussi quel sera le dénouement de la prise d’otages de Bassam el-Cheikh Hussein, que je ne projette pas de narrer ici, le cœur du propos en étant tout autre.

Quoi qu’il en soit, durant la prise d’otage, dehors, dans les rues, une ample campagne de solidarité avec l’auteur de cet acting out (ou plutôt de ce passage à l’acte?) s’organise, scandant des slogans de soutien du hold-uppeur et invitant tous les citoyens libanais à unir leurs efforts en vue de suivre son exemple et de revendiquer leurs droits lésés par les banques, tout agir dans ce sens devenant un acte de légitime défense contre ces violeurs des droits de l’Homme que sont les banquiers. Bassam el-Cheikh Hussein quitte l’agence bancaire après avoir accepté que la banque verse à son frère la somme de 30.000 dollars américains pour couvrir l’hospitalisation de leur père: escorté par les forces de l’ordre, il est vivement acclamé par les foules agglutinées qui crient comme on hurlerait à la mort: «Bassam! Tu es un héros!».

Sachant que les employés de la banque, ainsi que les clients qui s’y trouvaient sont au final des victimes tout comme le preneur d’otage et tous ses supporters dans les rues, on serait bien en droit de se demander s’il n’y a pas lieu de parler de scène de folie, de psychose collective. Qui est le fou parmi tous? Qui sont les fous? Tout le monde est-il devenu fou? L’appel à réitérer ce passage à l’acte ne s’apparente-t-il pas dans un sens à un Momo Challenge, le plus effrayant et, sans doute, le plus dangereusement suicidaire?

Il va sans dire que, même au sein de la cure psychanalytique, l’analyste peut bien, dans certaines circonstances particulières, inciter l’individu à agir, notamment lorsque celui-ci s’enferre dans la cure comme derrière des barreaux définitifs. Dans ce cas de figure, ce n’est plus fuir dans l’acte qui est déconseillé, mais bien fuir dans un non-agir répété à l’infini. Car, c’est comme si une nouvelle période de latence advenait dans l’âge adulte même, que les objets infantiles s’éternisaient, l’impossibilité de prendre sa vie en main devenant la condition même d’une vie-non-vie, au confluent de la névrose et de la psychose.

Libanais, sommes-nous des fous? Faudrait-il l’être pour grandir, pour devenir de vrais adultes? Faudrait-il l’être pour nous sortir du huis clos qui nous tue? Ne faudrait-il pas, au contraire, bien réfléchir, bien analyser notre libanité, réparer nos dégâts historiques et psychiques, colmater nos traumatismes avant de nous jeter dans quelque agir que ce soit? Mais encore, en avons-nous le temps alors même que l’étau se resserre de plus en plus autour de nos cous? Autant de questions auxquelles je n’ai aucune prétention d’apporter de réponses…



https://www.lemonde.fr/pixels/article/2018/09/18/momo-challenge-itineraire-d-une-psychose-collective_5356850_4408996.html

Aussi préférerais-je clore mon article sur ces mots de Saphia Wesphael: «Nous avons tous en nous une folie qui sommeille, pas toujours celle de la démence. Parfois, au contraire, celle de la clairvoyance, celle qui nous permet d’entrevoir la beauté dans un monde qui ne fait pas de cadeaux, de voir vrai dans un monde qui parle faux».
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