Le modèle taïwanais, entre démocratie, multiculturalisme et souveraineté
©Aujourd'hui, plus de 60% des citoyens de la République de Chine se considèrent comme exclusivement Taïwanais. (AFP)
Véritable carrefour culturel, Taïwan s'est façonné au cours des siècles une identité unique, qui ne se résume pas à son héritage chinois mais englobe des influences austronésiennes, européennes et japonaises. Une société cosmopolite qui a trouvé, ente multiculturalisme et souveraineté, son propre modèle taïwanais de démocratie et tente de se réconcilier avec un passé conflictuel.

Les peuples aborigènes de Taïwan constituent actuellement 2.4% de la population de l'île. (AFP)

 

 

À bien des égards, Taïwan présente un modèle taïwanais, un contraste saisissant avec sa sœur communiste, la Chine: 35 ans après l’ouverture démocratique en 1987, le pays a réussi le pari de passer d’un régime autoritaire sous état d’urgence à une démocratie libérale, dans le cadre d’une économie de marché et d'un multiculturalisme bien marqué.

Le pays figure en peloton de tête des nations sur l’état de la démocratie, selon l’ONG Freedom House qui a donné une note de 94/100 au pays en 2021. Il décroche de même la huitième place au Democracy Index 2021, tandis que 75.3% des Taïwanais estiment que la démocratie est le meilleur régime politique.

Davantage qu’une simple forme de gouvernance, le régime démocratique est devenu un véritable marqueur identitaire de Taïwan. Si le pays porte le nom de «République de Chine», il a fait le choix depuis plusieurs décennies de reconnaître la diversité culturelle, tout en restant fermement arrimé au continent par des liens familiaux et économiques. Une équation complexe qui est le fruit de l’histoire, et qui a survécu à la fois aux extrêmes à l’intérieur du pays, mais aussi aux menaces de la République populaire de Chine (RPC).
Un véritable carrefour de populations 

Au cours de son histoire, Taïwan a accueilli des populations austronésiennes, chinoises, européennes et japonaises. (AFP)

 

 

L’histoire présente un paysage radicalement opposé à celui décrit par la République populaire de Chine, qui voit en Taïwan une simple province chinoise ayant fait sécession. Jusqu’en 1624, l’île était majoritairement peuplée par des peuples aborigènes d’origine austronésienne, qui composent aujourd’hui 2,4% de la population. Avec l’arrivée des Néerlandais, qui voient en l’île un comptoir commercial parfait pour le commerce avec la Chine et le Japon, des migrants venant du continent affluent, attirés par les opportunités économiques. Ils forment la première population d’origine chinoise et constituent aujourd’hui ce que l’on appelle les «Taïwanais de souche», dont l’identité est un mélange entre culture chinoise et austronésienne, avec des apports occidentaux.

Ce n’est qu’en 1683 que la dynastie Qing prend pied sur l’île, mais s’en désintéresse totalement et n'en contrôle que la partie occidentale, laissant l'intérieur du pays aux aborigènes. Il s’agit d’une période marquée par des révoltes incessantes des populations locales contre les fonctionnaires envoyés par l’Empire du milieu, jugés corrompus et incompétents. Ce n’est qu’en 1885 que Taïwan acquière le statut de province, montrant un gain d’intérêt tardif du continent envers l’île.

Le mécontentement culmine avec la guerre sino-japonaise, lorsque les Taïwanais proclament la République de Taïwan, qui ne survit que quelque mois avant l’invasion japonaise. Les Japonais vont impulser le développement économique et social de l’île, tout en réprimant les velléités d’autonomie.

Le retour de l’administration chinoise, en 1945, est ainsi perçu avec un mélange d’espoir et d’appréhension, qui laisse vite place à la désillusion. Le gouvernement du Kuomintang (au pouvoir en Chine continentale à l’époque) est perçu comme corrompu, les continentaux accaparent les postes de pouvoir, tandis que les monopoles économiques se multiplient et créent l'inflation. Une politique désastreuse qui se solde par une insurrection de masse à Taïwan, réprimée dans le sang par le pouvoir.

C’est dans ce climat de chaos total que le Kuomintang, chassé par le parti communiste chinois, s’installe à Taïwan en 1949 avec 1,2 million de réfugiés. Loin de vouloir créer une nouvelle nation, le régime, dirigé par Tchang Kaï-check, considère Taïwan comme une simple base arrière pour la reconquête du continent.
D'une base arrière du Kuomintang à un État souverain

Tchiang Kai-Check, premier président de la République de Chine, reste une figure vénérée à Taïwan. (AFP)

 

 

Encore optimiste quant à ses chances de reconquérir le pouvoir en Chine continentale, le Kuomintang entend ne rien céder sur les libertés politiques et culturelles. La loi martiale est instaurée, le mandarin reste la seule langue enseignée à l’école et Taïwan est traitée comme une « province comme une autre » : le Yuan législatif (organe parlementaire) continue de représenter la totalité de la Chine, avec des députés provenant de toutes les régions chinoises.


L’illusion « d’une seule Chine » est maintenue par le pouvoir, ce qui aboutit en une négation de l’identité taïwanaise ainsi que d’un gel du pouvoir : pas d’élections possibles tant que le reste de la Chine n’est pas récupéré, et que tous les électeurs ne peuvent participer aux élections. En parallèle, une répression féroce est orchestrée contre les opposants au pouvoir, aboutissant en la « Terreur blanche » qui fera près de 4.000 morts.

Alors que l’espoir d’un retour sur le continent se dissipe et que les échecs diplomatiques s’accumulent, le régime de Tchang Kaï-check se voit forcé de s’adapter à la nouvelle donne. En effet, Taïwan perd en 1971 le siège de la Chine à l’ONU au profit de la République populaire, tandis que de nombreux pays établissent des liens formels avec celle-ci.

Dès lors, l’enjeu n’est plus pour le Kuomintang de reconquérir le continent, mais bien de survivre, notamment en approfondissant son ancrage sur l’île et en améliorant son image à l’international. C’est ce qui explique le virage démocratique amorcé par le fils de Tchang Kaï-check, Chiang Ching-kuo, qui tolère la naissance d’un parti d’opposition (le parti démocrate progressiste), lève la loi martiale, et met fin à la monopolisation par les continentaux de la vie politique.

Au contraire de la Chine populaire, qui choisit la voie de la répression à Tian-an-men en 1989, les mouvements étudiants taïwanais sont suivis de réformes démocratiques qui engendrent la première élection présidentielle en 1996.
L'épanouissement de la démocratie taïwanaise 

Le parti du Kuomintang, partisan d'un statu quo, voire d'une unification avec la Chine, est en perte de vitesse aujourd'hui. (AFP)

 

 

Symbole de l’échafaudage politique artificiel créé par Tchiang Kaï-check, qui souhaitait représenter le gouvernement de Chine en exil à Taïwan, l’Assemblée nationale est réformée, ses membres « éternels » étant remplacés par des élus du peuple taïwanais. La province de Taïwan est abolie : d’une simple base pour la reconquête de la Chine, l’île devient le territoire officiel de la République de Chine, qui exerce sa souveraineté dans ses limites terrestres et maritimes. Le pouvoir renoue alors avec le riche substrat culturel et linguistique de l'île, et abandonne sa politique d'assimilation envers les minorités.

Depuis lors, le pouvoir alterne entre le Kuomintang, partisan d’un statuquo, voire d’une unification avec la Chine, et le parti démocrate progressiste qui défend farouchement la souveraineté taïwanaise.

Les relations avec la Chine populaire continuent de représenter le principal clivage politique dans le pays, régulièrement secoué par des scandales et des manifestations de l’un ou l’autre camp. C’est ainsi que le « Sunflower movement » est né en 2014 en réaction à un projet d’accord de libre-échange avec la Chine, tombé à l’eau suite aux pressions populaires.

L’abandon de cet accord semble placer les limites, pour le peuple taïwanais, des relations avec la Chine continentale : investissements et échanges commerciaux, sans pour autant remettre en cause la souveraineté du pays.

La présidente Tsai Ing Wen est porteuse d'une ligne dure contre Pékin. (AFP)

 

 

Dirigé par la présidente Tsai Ing Wen, porteuse d’une ligne dure envers Pékin, Taïwan a approfondi son processus de démocratisation, notamment en tentant d’améliorer l’inclusion politique et économique des aborigènes . En 2016, la présidente a ainsi présenté les excuses officielles de l’État envers les communautés aborigènes pour «quatre siècles de souffrances et de mauvais traitements». En 2018, elle étend ses excuses aux victimes de la persécution du Kuomintang lors de la « Terreur blanche ».

Une page parait être tournée, mais tant que le conflit avec la Chine demeurera, Taïwan ne pourra achever son processus de transition politique. L’idée d’un changement de régime et de l’abandon du titre de « République de Chine » rencontre l’opposition farouche de Pékin, qui la considère comme une ligne rouge, ainsi que celle d’une partie de la population taïwanaise.

Un fait qui n’empêche pas l’émergence d’une identité taïwanaise distincte de l’appartenance au monde chinois : selon un sondage effectué par l’Université Nationale de Chengchi, plus de 60% des habitants se considéraient exclusivement Taïwanais en 2021, contre 25% en 1995. La part des citoyens se considérant uniquement Chinois, elle, est passée de 18% en 1995 à 2% en 2021.

 
Commentaires
  • Aucun commentaire