L'éditorial - L'ami polonais
©Une hécatombe pour les chars russes décimés par les Ukrainiens aux faubourgs de Kiev.
Il s'appelle Wojciech (ça se prononce comme c'est écrit). Le jeune professeur d'université était censé être mon guide à Varsovie, puisqu'il était spécialiste de l'histoire de son pays et de sa capitale.

Wojciech était peu intéressé par l'adhésion de son pays à l'Union européenne. Non pas parce qu’il y était opposé, au contraire, mais il se réjouissait davantage du fait que la Pologne est désormais membre de l'Otan. Les Polonais sont sereins, me disait-il. À présent, toute agression étrangère est écartée. Si la Pologne sera attaquée un jour, nous avons les États-Unis à nos côtés pour nous défendre. L’Amérique ne laissera aucun autre pays nous envahir, et les USA, ce n’est pas peu, c’est la première puissance mondiale.



 

Mais Wojciech, dis-je, qui va penser à attaquer actuellement la Pologne, quand même? Nous ne sommes plus au temps des Staline et des Hitler! Les Européens? Sûrement pas! Les Russes? Penses-tu que Poutine se livrera à une telle action, maintenant, en 2000?

Je n’ai aucunement trouvé Wojciech sympathique depuis cette réunion. Nous sommes restés en contact. Quelques échanges de courriels d’une année à l’autre. Des vœux de Noël etc. Je sentais en lui des relents des frères Kascinski, un ultranationalisme conservateur etc. Ils sont fous ces Polonais! Moi qui m’impatientais de voir comment l’Europe de l’Est allait se réveiller par le baiser européen, après la disparition du grand méchant ogre communiste. Triste découverte.



 

J’ai beau lui dire que Goebels ou Heydrich sont partis pour ne plus revenir. À présent, c’est Hansel et Gretel. Ils tendent les mains vers l’est. Avec vous, ils ne cherchent qu’à «faire l’amour ensemble et l’Europe de demain». C’est triste de voir Wojciech et tous les autres Polonais, Bulgares, Tchèques etc. penser ainsi. Le traumatisme vécu par ses parents se serait-il transmis à ce jeune homme qui a vécu à peine deux années durant l’époque communiste ?

Janvier 2022. On s’inquiète d’un mouvement intense de troupes russes à la frontière ukrainienne. Poutine a encore fait bouger son armée pour je ne sais quel motif. D’ailleurs, il n’a que deux t…… à faire bouger: l’armée et les hydrocarbures. En face, les Américains s’inquiètent, pour ne pas dire l’Otan, car d’aucuns savent que les Américains sont les maîtres à bord; les Européens font les moussaillons. Les Américains pêchent par leur excès de... bourses, les Européens par le fait que, parfois... ils leur font défaut.



 

Février 2022. Poutine a déjà massé plus de 120.000 soldats aux frontières ukrainiennes. Non seulement à l’est, mais également au nord, au Bélarus. L’Ukraine est encerclée par l’armée russe de la frontière polonaise jusqu’à la mer d’Azov. On parlait, on s’agitait, mais tout le monde pensait que ce n’était qu’un coup de bluff. Poutine est coriace, certes, mais il n’est pas malade! Même les Ukrainiens ne croyaient pas à une invasion. Ils savaient que Poutine faisait pression pour valider « l’indépendance » de ces deux « républiques » fantoches du Donbass. Et c’était déjà très dangereux pour eux.



 

24 février 2022 à l’aube. La frontière de l’Ukraine est violée. Les troupes russes percent par le nord, direction Kiev, et à l’est, vers le Donbass. Tout le monde connait la suite. J’ai immédiatement pensé à Wojciech, que je trouvais toujours antipathique d’ailleurs, même s’il avait raison. J’ai compris pourquoi ce Polonais qui a hérité les angoisses et les peurs de ses parents, de son peuple, avait raison d’avoir peur. Le 24 février 2022 à l’aube, j’ai compris qu’il ne faut jamais être sûr de ses convictions et de ses préjugés. La pensée théorique ne devrait pas ignorer l’expérience, le vécu d’un peuple et d’une nation.

Vladimir Poutine recevant le prince Charles en mai 1994, alors qu'il était le conseiller pour les affaires internationales du maire de Leningrad Anatoly Sobchak.

 

J’ai immédiatement pensé à Poutine, aussi.

J’ai été contraint de constater que ce monsieur est, hélas, non seulement coriace, mais également malade. Hélas pour l’Europe, pour le Monde, pour l’Ukraine, bien évidemment, mais, surtout, dommage pour la Russie. Poutine a également des problèmes avec son égo. Il se veut le redresseur du tort que l'on a infligé à la Russie. Il se voit en un Alexandre Nevski des temps modernes. Il veut reconquérir l'Empire.


Il pense que le salut de son pays passe par cette reconquête. Quant au salut de son peuple, j'ignore s'il y pense déjà. Au KGB comme au Parti, on ne pense jamais au bien-être des citoyens, c'est pour les mauviettes. C'est ce qu'il a appris à la Loubianka, ou pendant ses années passées à Berlin-Est. L'Homme russe se doit d'être stoïque, fort, inébranlable, patriote jusqu'au racisme. Il doit vénérer la Sainte Russie et rataplan...

Le niveau de vie des Russes demeure bas par rapport aux pays d'Europe de l'Est qui ont rejoint l'UE.

 

Dommage que la Russie soit sortie des ténèbres soviétiques pour se jeter dans les bras d'un ivrogne, Boris Eltsine, qui a bradé son pays. Qui a vendu son industrie aux oligarques pour une bouchée de pain. Et puis hélas, mille fois hélas, que la Russie ait sombré dans les bras d'un tortionnaire soviétique.

Du haut de son Kremlin, Poutine sait-il que le niveau de vie des Russes ne dépasse pas la moitié de celui des Européens? Sait-il que son armée est mal équipée? Que ses systèmes d'armes sont surannés et obsolètes? N'a-t-il jamais pensé que la majeure partie de sa technologie date de l'époque soviétique? Il y a même des missiles qui datent des années 1950. Des modèles de véhicules dont la production a été lancée durant la Seconde Guerre mondiale. Des clones de camions livrés par les Américains, avec la fiabilité en moins. Des "Lada" blindés dont le modèle n'a pas changé durant presque 35 ans.

A gauche, le Rockwell B-1 Lancer américain lancé dans les années 1970. A droite, le Tupolev Tu-160 russe lancé au début des années 1980.

 

Il doit savoir qu'à la fin de l'URSS, la recherche scientifique est devenue stérile, emprisonnée dans le carcan d'une administration aussi pléthorique qu'inefficace. Les espions soviétiques volaient les secrets technologiques à l'Occident, que les entreprises d'État s'empressaient de cloner. Les observateurs occidentaux savent très bien que les nouveaux modèles d'avions ou de chars ne sont que des clones, des ersatz d'armes. On prend les mêmes engins, on modifie la forme, mais le fond reste le même. Le dernier Su-57, par exemple, est un modèle inspiré du F-22 furtif américain, mais dont les réacteurs appartiennent à une génération ancienne. Les équipements électroniques aussi. Les radars, les ordinateurs etc. La seule percée de l'industrie militaire russe reste le nucléaire et les missiles hypersoniques; là aussi une technologie des années 1950 pour la première, et une arme farfelue pour la seconde, alors que l'armée russe manque cruellement de... camions!

 



Je m'attendais à ce qu'un dissident ou un opposant vienne critiquer le système économique russe. C'est un ancien paramilitaire de Wagner qui l'a, étonnamment, dit: à quoi bon reconquérir l'empire si nous ne produisons même pas des cellulaires! La guerre, M. Poutine, ne se fait plus par les armes. Elle se fait par l'économie. Les armées de l'Otan sont puissantes, modernes. Elles intègrent des technologies de pointe. Certes, mais les vrais soldats américains sont Google, Microsoft ou Apple. L'infanterie européenne s'appelle Mercedes, BMW, Alstom ou Siemens. Ses arsenaux s'appellent BAE, Dassault ou Airbus. Ses brigades s'appellent Dow Jones, Footsie, Dax ou CAC40. Hélas, la Russie n'exporte que des hydrocarbures, comme, disons, un simple pays du sud, et des armes obsolètes. C'est tout ce qu'elle exporte la Russie.



 

Et puis, entre nous Vladimir Vladimirovitch, penses-tu que l'Otan lorgne sur la Russie? Es-tu sérieux quand tu racontes à ton peuple que les États-Unis veulent assujettir ton pays? Tu ne vois pas que le nouveau danger pointe vers l'est? Tu dois être au courant que la Chine est sur le point de s'équiper d'un troisième porte-avions. Que c'est le premier fabricant de produits électroniques. Que son PIB frôle déjà celui des USA. Que les Chinois mangent de la viande et achètent des voitures comme ils ne l'ont jamais fait. Que la Chine prend, déjà, plus au sérieux le problème du réchauffement climatique que bon nombre de républicains américains. Que l'Amérique tente de rattraper la Chine dans le domaine des énergies renouvelables. En quoi la Russie leur fait peur? Ils veulent ses camions "vintage" peu fiables?

Tu te rappelles que tout au long des années 1990, jusqu'aux années 2000, l'UE a tendu la main à la Russie? Elle a proposé un partenariat économique. Tu penses que l'UE a asservi l'Europe de l'est? Et, surtout, tu te rappelles que l'Otan a proposé un partenariat aussi? Qu'elle a même consacré un siège à la Russie pour faire face aux conflits localisés nés après la Guerre froide? Et puis, qu'est-ce que c'est que ces fréquentations? Tu t'allies à l'Iran, au Venezuela, Cuba, Corée du Nord, Assad et la Chine; remarque, c'est pas bête, mais pense aux nombres de fois que les Chinois t'ont trompé, depuis 1956 déjà. Ils produisent toujours les mêmes avions et les mêmes missiles qu'ils ont clonés sur le modèle soviétique... de 1956.

Des membres des forces russes et syriennes montent la garde près des affiches du président syrien Bachar al-Assad et de son homologue russe Vladimir Poutine au point de passage d'Abu Duhur, à l'est de la province d'Idlib, le 20 août 2018.

 

25 février 2022. Wojciech m'appelle. J'ai pensé qu'il voulait me narguer. Il m'appelle pour me dire que l'air en Pologne devient irrespirable. Tout le monde a peur. Je lui ai proposé tout naturellement de l'accueillir chez moi. Il a refusé bien sûr. Il ne peut pas abandonner ses vieux. Et puis tout va bien à Varsovie, c'est l'Ukraine qui est envahie, pas la Pologne.

En raccrochant, j'ai eu une petite pensée bizarre. Je venais de voir les nouvelles à la télévision et, forcément, les tronches de quelques dirigeants libanais. Les mêmes titres défilent chaque jour, mais les Libanais en sont friands! "Rencontre probable demain entre le président et le bloc parlementaire de l'opposition". "Le ministre de l'Énergie promet quatre heures de courant pour l'été". "La confession telle s'insurge contre je ne sais quelle secte" etc. Il faisait noir, le générateur ne fonctionne plus après minuit. Je suppliais Morphée de me prendre dans ses bras le plus rapidement possible avant que je ne pense à mon épargne évaporée. J'ai eu une petite pensée bizarre: si j'avais à choisir de vivre sous les bruits de bottes en Ukraine, ou en paix (toute relative et fragile) au Liban, laquelle des deux alternatives je choisirai? Cette question m'a permis d'éviter de penser à la cruauté de la circulaire 161 concernant le retrait de dollars au taux Sayrafa. Finalement, entre les bottes et les chiottes, j'ai fait mon choix assez rapidement.

Avez-vous imaginé un jour la réaction des Allemands, par exemple, si le chancelier Scholz reçoit ses invités de cette façon?
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