Beyrouth, Achrafieh. Vous avez quitté malgré vous, la ville s’était refermée sur elle-même. Début de guerre, logiques improbables des guerres. Mais on ne quitte pas Beyrouth. Tu y retournes pour la première fois, après plusieurs années de séparation.
Soliloques en ville familière étrangère. Achrafieh. Les irruptions du passé font violence. Elles démentent toute réponse univoque à l’identité. Quartier familier étranger. Des détails qui semblent remonter du corps: coins de rue, boutiques qui résistent, broussailles insolites. La pâtisserie Savoie, sur le trottoir de gauche de «l’autostrade». Autoroute que ces deux voies? Savoie, ses couleurs de gâteaux «français». Les odeurs qui vous attrapent avant d’en franchir le seuil, promesses de plaisir; langues et dents prêtes à l’assaut. Vos bouches pleines des souvenirs des dernières fois.
Souffle rompu au moment de tourner à droite. Votre rue. A-t-elle toujours été aussi étroite? Les voitures y passent à peine, les bâtiments semblent se toucher dans les hauteurs. Des hauteurs si peu élevées que tu te sens muté en géant incrédule à leurs pieds. Le quartier de ton enfance s’est ratatiné, une peau marquée par le temps. Éviter la façade de l’immeuble, le trouble est douloureux. Ton regard circule partout alentour, comme pour l’encercler avant d’oser l’affronter.
L’impasse mitoyenne, une vague caricature de la cour où tu as déployé dix ans de vie, entre jeux de garçons et disputes de filles. Elle sert de parking à une Peugeot bleue cabossée, à une Renault blanche. Elle a toujours servi de parking d’appoint, pas plus de deux voitures, comment faisiez-vous pour les parties de foot? Regarder. Tout est reconnaissable, miniaturisé.
L’entrée de l’immeuble et son carrelage moucheté de rouge, de jaune, de noir. Petite, tes yeux scrutaient la pierre en quête de symboles significatifs, à reconstituer ce qui semblait avoir éclaté dans la matière. Tu apprenais la lecture à l’école, cherchais à tout lire. À décrypter les liens qui unifient des formes isolées: passer des lettres aux mots, aux phrases, aux paragraphes… Puis revenir aux lettres. Même attention pour le carrelage, tout comme déchiffrer les nuages…
L’entrée, plancher de tragédies à l’arrivée des autocars qui s’annonçaient d’un klaxon sec. Celui de ton école était coquille d’œuf. Ta mère t’y abandonnait d’un dernier baiser, d’une recommandation, d’un mouvement de main. Elle avait hâte de s’éclipser, pour ne pas être surprise en robe de chambre et pantoufles à semelles plates, le visage exposé sans maquillage, ses cheveux noir corbeau décoiffés par la nuit.
L’entrée, espace des gestes quotidiens, de la normalité d’avant-guerre. Du temps où ta maman enveloppait tous ces lieux de son parfum piquant, de ses couleurs vives, de sa voix. De sa douceur de mère. Du temps où ta maman n’était qu’une maman, même quand elle faisait tinter les glaçons de son Whisky et jouait aux cartes avec les voisins. Ses éclats de rire parvenaient au lit où tu résistais au sommeil, pour avoir le sentiment d’être avec eux, invitée, à leur insu. Le temps de la permanence. Avant.
Que reconnais-tu aujourd’hui de ce lieu aux volumes rétractés, resserrés d’incompréhension? Un lieu qui vous a quittés. Samedi Noir, journée encore anodine au moment où vous vous disputiez les places dans la Buick blanche, la voiture démarrant doucement sous votre poids. Une invitation à déjeuner. Départ, sans possibilité de retour. Il faudrait ne jamais bouger, pour s’éviter les pas irrémédiables.
Déplacés. Vous n’avez pas eu ce dernier regard qui fixe un endroit dans la mémoire, pas éprouvé les sentiments associés. Le hasard d’un repas, la surprise d’une guerre, attendue pourtant, mais sans date. Un monde abandonné sans un regard, sans conscience. Sans la charge affective de la séparation, qu’elle soit soulagement ou douleur. Et tout ce qui n’a jamais pu être ressenti te revient aujourd’hui, dans la seconde de cette confrontation. Comme si tout s’était réservé pour ces retrouvailles. Entre étrangeté totale et poignante intimité.
Dans un même mouvement, ta famille remplit le monde. Ta famille d’avant, aux âges que vous aviez au déclenchement de la guerre. Vos affaires, vos jouets, vos meubles. Les housses qui recouvraient les canapés du salon: fleuries en été, velours en hiver. Ta maman est partout, tout lui est associé ici. Tu traverses le salon dans un état hypnotique; aveugle, engourdie. L’appréhension t’empêche de t’attarder sur l’intérieur.
Directement vers le jardin. Les trois citronniers portent vaillamment leur nuée de soleils, toujours aussi charnus. Vigueur du monde végétal qui résiste aux guerres en pleine ville. Il te suffit de regarder les citrons pour sentir des picotements en bouche. Vos citrons, délicieusement acides. À se décaper les dents, comme au temps où ton frère te défiait de les manger tout cru, sans sourciller.
Le jardin de ton enfance. Tu y cherches discrètement vos jouets. Petites voitures aux couleurs vives, corde à sauter, ballons… À quel moment ont-ils été jetés? Ces objets jugés non essentiels, remplaçables, ces «riens» qui personnalisent le lien au monde? Qui a eu ce geste actif? Qui a décidé qu’ils ne seront pas conservés, qu’ils n’ont jamais appartenu à personne?
Le jardin et sa balançoire en fer jaune, écaillée par endroits, rouillée à d’autres. Elle occupe une bonne partie de l’espace, avec ses trois options de jeu: seul, à deux ou à quatre. Elle crissait déjà sous l’impatience de vos mouvements. Tu te laissais porter par ses tiges métalliques, yeux fermés à toute autre émotion. Si par mégarde tu les entrouvrais, tu apercevais parfois les cheveux de la voisine qui se détachaient de la balustrade de son balcon. Une balançoire en fer jaune. Petite, tu serrais très fort les paupières jusqu’à te griser de scintillements. Se balancer toujours plus haut.
Une balançoire en fer jaune, écaillée par endroits, rouillée à d’autres. Et tu fusais dans les airs. Pour replonger. Une balançoire en fer jaune. En face, les barreaux noirs de la fenêtre morcelaient le visage de ta mère, parmi des bruits de vaisselle, des odeurs de cuisine. Aubergine grillée, ail, poulet au four… Se balancer, portée par la présence maternelle, bercée par la radio qui chantait l’amour dans des airs en spirales. Petite, tu refusais de goûter aux plats compliqués, mais tu en aimais les odeurs: ta maman est là. Se balancer encore plus haut. Miniature de jardin, comment faisais-tu pour ne pas te cogner contre les murailles?
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Soliloques en ville familière étrangère. Achrafieh. Les irruptions du passé font violence. Elles démentent toute réponse univoque à l’identité. Quartier familier étranger. Des détails qui semblent remonter du corps: coins de rue, boutiques qui résistent, broussailles insolites. La pâtisserie Savoie, sur le trottoir de gauche de «l’autostrade». Autoroute que ces deux voies? Savoie, ses couleurs de gâteaux «français». Les odeurs qui vous attrapent avant d’en franchir le seuil, promesses de plaisir; langues et dents prêtes à l’assaut. Vos bouches pleines des souvenirs des dernières fois.
Souffle rompu au moment de tourner à droite. Votre rue. A-t-elle toujours été aussi étroite? Les voitures y passent à peine, les bâtiments semblent se toucher dans les hauteurs. Des hauteurs si peu élevées que tu te sens muté en géant incrédule à leurs pieds. Le quartier de ton enfance s’est ratatiné, une peau marquée par le temps. Éviter la façade de l’immeuble, le trouble est douloureux. Ton regard circule partout alentour, comme pour l’encercler avant d’oser l’affronter.
L’impasse mitoyenne, une vague caricature de la cour où tu as déployé dix ans de vie, entre jeux de garçons et disputes de filles. Elle sert de parking à une Peugeot bleue cabossée, à une Renault blanche. Elle a toujours servi de parking d’appoint, pas plus de deux voitures, comment faisiez-vous pour les parties de foot? Regarder. Tout est reconnaissable, miniaturisé.
L’entrée de l’immeuble et son carrelage moucheté de rouge, de jaune, de noir. Petite, tes yeux scrutaient la pierre en quête de symboles significatifs, à reconstituer ce qui semblait avoir éclaté dans la matière. Tu apprenais la lecture à l’école, cherchais à tout lire. À décrypter les liens qui unifient des formes isolées: passer des lettres aux mots, aux phrases, aux paragraphes… Puis revenir aux lettres. Même attention pour le carrelage, tout comme déchiffrer les nuages…
L’entrée, plancher de tragédies à l’arrivée des autocars qui s’annonçaient d’un klaxon sec. Celui de ton école était coquille d’œuf. Ta mère t’y abandonnait d’un dernier baiser, d’une recommandation, d’un mouvement de main. Elle avait hâte de s’éclipser, pour ne pas être surprise en robe de chambre et pantoufles à semelles plates, le visage exposé sans maquillage, ses cheveux noir corbeau décoiffés par la nuit.
L’entrée, espace des gestes quotidiens, de la normalité d’avant-guerre. Du temps où ta maman enveloppait tous ces lieux de son parfum piquant, de ses couleurs vives, de sa voix. De sa douceur de mère. Du temps où ta maman n’était qu’une maman, même quand elle faisait tinter les glaçons de son Whisky et jouait aux cartes avec les voisins. Ses éclats de rire parvenaient au lit où tu résistais au sommeil, pour avoir le sentiment d’être avec eux, invitée, à leur insu. Le temps de la permanence. Avant.
Que reconnais-tu aujourd’hui de ce lieu aux volumes rétractés, resserrés d’incompréhension? Un lieu qui vous a quittés. Samedi Noir, journée encore anodine au moment où vous vous disputiez les places dans la Buick blanche, la voiture démarrant doucement sous votre poids. Une invitation à déjeuner. Départ, sans possibilité de retour. Il faudrait ne jamais bouger, pour s’éviter les pas irrémédiables.
Déplacés. Vous n’avez pas eu ce dernier regard qui fixe un endroit dans la mémoire, pas éprouvé les sentiments associés. Le hasard d’un repas, la surprise d’une guerre, attendue pourtant, mais sans date. Un monde abandonné sans un regard, sans conscience. Sans la charge affective de la séparation, qu’elle soit soulagement ou douleur. Et tout ce qui n’a jamais pu être ressenti te revient aujourd’hui, dans la seconde de cette confrontation. Comme si tout s’était réservé pour ces retrouvailles. Entre étrangeté totale et poignante intimité.
Dans un même mouvement, ta famille remplit le monde. Ta famille d’avant, aux âges que vous aviez au déclenchement de la guerre. Vos affaires, vos jouets, vos meubles. Les housses qui recouvraient les canapés du salon: fleuries en été, velours en hiver. Ta maman est partout, tout lui est associé ici. Tu traverses le salon dans un état hypnotique; aveugle, engourdie. L’appréhension t’empêche de t’attarder sur l’intérieur.
Directement vers le jardin. Les trois citronniers portent vaillamment leur nuée de soleils, toujours aussi charnus. Vigueur du monde végétal qui résiste aux guerres en pleine ville. Il te suffit de regarder les citrons pour sentir des picotements en bouche. Vos citrons, délicieusement acides. À se décaper les dents, comme au temps où ton frère te défiait de les manger tout cru, sans sourciller.
Le jardin de ton enfance. Tu y cherches discrètement vos jouets. Petites voitures aux couleurs vives, corde à sauter, ballons… À quel moment ont-ils été jetés? Ces objets jugés non essentiels, remplaçables, ces «riens» qui personnalisent le lien au monde? Qui a eu ce geste actif? Qui a décidé qu’ils ne seront pas conservés, qu’ils n’ont jamais appartenu à personne?
Le jardin et sa balançoire en fer jaune, écaillée par endroits, rouillée à d’autres. Elle occupe une bonne partie de l’espace, avec ses trois options de jeu: seul, à deux ou à quatre. Elle crissait déjà sous l’impatience de vos mouvements. Tu te laissais porter par ses tiges métalliques, yeux fermés à toute autre émotion. Si par mégarde tu les entrouvrais, tu apercevais parfois les cheveux de la voisine qui se détachaient de la balustrade de son balcon. Une balançoire en fer jaune. Petite, tu serrais très fort les paupières jusqu’à te griser de scintillements. Se balancer toujours plus haut.
Une balançoire en fer jaune, écaillée par endroits, rouillée à d’autres. Et tu fusais dans les airs. Pour replonger. Une balançoire en fer jaune. En face, les barreaux noirs de la fenêtre morcelaient le visage de ta mère, parmi des bruits de vaisselle, des odeurs de cuisine. Aubergine grillée, ail, poulet au four… Se balancer, portée par la présence maternelle, bercée par la radio qui chantait l’amour dans des airs en spirales. Petite, tu refusais de goûter aux plats compliqués, mais tu en aimais les odeurs: ta maman est là. Se balancer encore plus haut. Miniature de jardin, comment faisais-tu pour ne pas te cogner contre les murailles?
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