Lou Andréas Salomé, la passion de Nietzsche, Rilke et Freud
Comment Lou Andréas Salomé a pu fasciner et rendre amoureux les génies révolutionnaires de la philosophie, de la poésie et de la psychanalyse de son temps? Freud l’a intensément admirée, Nietzsche l’a terriblement vénérée et Rilke l’a follement adorée. Pourtant Lou, la belle intellectuelle libre et audacieuse préservait sa chasteté. Quel est le mystère de sa longue abstinence bien qu’elle ait vécu dans des «trouples» amoureux avant l’heure? Qui a provoqué à trente-six ans sa sensualité débridée et «ses festins d’amour»? Par qui et par quoi l’auteure de l’œuvre prodigieuse composée de romans, de nouvelles et d’essais était-elle obsédée?



Le premier amour de Lou

Liolia Von Salomé, appelée Lou Andreas Salomé, dont les grands-parents descendent d’Avignon, est née à Saint-Pétersbourg en 1861 dans un appartement grandiose, entourée des soins affectueux d’un père général sous le règne du Tsar Nicolas Ier, puis conseiller de l’empereur Alexandre. Elle est la cadette d’une fratrie composée de cinq garçons qui l’adorent. Très jeune, elle s’intéresse à la philosophie, lit Spinoza et Kant et maîtrise trois langues: le russe, l’allemand et le français (langue des salons européens). Lou grandit dans la petite communauté d’expatrié.e.s germanophones, dans une famille pieuse qui a pu fonder, grâce à son rang social, une église réformée. À dix-sept ans, elle perd son père qu’elle aime passionnément et abandonne la religion, Dieu étant mort pour elle et avec lui, son dieu. Bizarrement, c’est un autre père, le pasteur Hendrik Gillot, beau, charismatique, coqueluche des bourgeoises qui se pressent le dimanche à l’église pour écouter ses homélies, qui l’impressionne par sa culture et sa logique. Le pasteur tombe fou amoureux d’elle, ira jusqu’au divorce pour lui proposer le mariage. Elle étudie avec lui l’histoire des religions, la philosophie, la métaphysique, Descartes, Pascal, Port-Royal. C’est lui qui va lui donner le prénom de Lou qu’elle va religieusement garder. Françoise Giroud écrit dans sa biographie sur Lou qu’ils se voient quotidiennement dans le bureau de Gillot situé près de la maison des Salomé. Il lui arrive de la serrer entre ses bras. Mais elle ignore le trouble physique. Comme si elle ne voulait pas de son corps et des voluptés qu’il cache. Lou s’éloigne pour poursuivre son cheminement personnel. Toujours chaperonnée par sa mère, selon les coutumes de l’époque, mais sans lui concéder un iota de sa liberté, elle s’inscrit à l’Université de Zurich (la seule université en Europe à accepter des femmes). Une histoire de passeport s’impose et pour en obtenir un, elle doit être confirmée. Elle se retourne vers Gillot qui la confirmera dans l’église d’un ami. S’ensuivent des problèmes pulmonaires. Sa mère l’emmène en Italie pour la soigner.



L’amour fou de Nietzsche

L’un des professeurs de Lou lui a donné une lettre de recommandation très élogieuse auprès d’une féministe puissante dans la communauté intellectuelle allemande: Malwida Von Meysenbug. Celle-ci est l’amie de Wagner et de Nietzsche qu’elle reçoit dans son élégante demeure à Sorrente. Le disciple de Nietzsche Paul Rée assiste à l’une des réceptions offertes par la militante et fait la connaissance d’une jeune fille de 21 ans à la beauté magnifique qui ne parle que de philosophie et de métaphysique. Rée s’enflamme pour Lou, la ramène le même soir chez elle et passera désormais des heures à discuter avec elle. C’est le début de débats passionnés et d’un amour ardent qui consume le jeune philosophe. Pour Lou, il n’y a de place que pour son premier maître à penser, Gillot, et pour Dieu. Même si elle doute de l’existence du Créateur, la religion reste son obsession majeure.



D’après une hypothèse formulée par Françoise Giroud dans son livre Lou, histoire d’une femme libre, la femme de lettres et psychanalyste aurait été victime probablement d’un inceste fraternel ou d’effleurements incestueux. C’est ce qui explique sa chasteté jusqu’à l’âge de 36 ans. Que se passe-t-il quand elle se rétracte devant la flamme de Rée qu’elle ne partage pas? Elle lui propose une amitié consolidée par la présence d’une troisième personne, un chaperon pour faire taire les mauvaises langues. Rée a une idée lumineuse. Il l’introduit auprès de Nietzsche à qui il est resté fidèle. L’écrivaine est acquise à l’idée de ce qu’elle appelle «une trinité intellectuelle». Devant les critiques acerbes qui pleuvent sur elle, Lou a ses mots célèbres: «Nous devons faire ceci, nous devons faire cela. Je n’ai aucune idée de ce qui est nous. C’est seulement de moi que je sais quelque chose. Je ne puis vivre selon un idéal, mais je puis très certainement vivre ma propre vie et je le ferais quoiqu’il advienne. En agissant ainsi, je ne présente aucun principe, mais quelque chose de beaucoup plus merveilleux, quelque chose qui est en moi, quelque chose qui est tout chaud de vie, plein d’allégresse et qui cherche à s’échapper.» Un jour, pendant que Rée et Lou travaillent dans une petite église, un homme au regard terrible s’avance et s’adresse à Lou en disant: «À quelle étoile devons-nous d’être réunis ici?» C’est le début d’une idylle. Frederich Nietzsche brûle pour celle qui comprend la nature des choses et peut en débattre avec ingéniosité. Il est envoûté par ses grands yeux bleus, son corps élancé, ses beaux traits. Il veut l’épouser. Lou ne prête allégeance qu’à sa liberté. Ayant peur de perdre le génie révolutionnaire, elle formule son refus avec ambiguïté. Ils cohabitent et forment un curieux ménage à trois. De leurs longues promenades, Michel Onfray mentionne un baiser volé entre Nietzsche et Lou, à propos duquel cette dernière aurait dit: «je ne m’en souviens pas.» Il subsistera l’influence du grand philosophe dionysiaque et un célèbre cliché. On y voit Nietzsche et Rée tirer une charrette et Lou tenir les rênes derrière eux. D’où la citation célèbre de Nietzsche: «Vous allez voir une femme, n’oubliez pas le fouet.» Par la suite, elle accompagnera l’auteur de la théorie du surhomme à Tautenburg où ils passent les nuits à parler de Dieu, de la religion, du sexe, de la mort. Nietzsche épris follement de Lou, «prompte comme un aigle, brave comme un lion», est angoissé par ses éternelles fuites en avant, désespère de son attitude et finit par repartir pour l’Italie. Les calomnies sur Lou colportées par sa sœur vont bon train. Lui-même se venge en disant que Lou est sale et nauséabonde, qu’elle rembourre sa poitrine plate et souffre d’une atrophie sexuelle. (Selon l’hypothèse de l’inceste fraternel émise par Françoise Giroud, elle serait non pas mince et plate, mais anorexique avant la lettre.) Lou ne daignera jamais répondre. Elle ne s’est jamais posée en victime. C’était une femme dont les hommes avaient besoin, contrairement à la règle répandue dans les modèles sociaux de l’époque. Nietzsche se jette dans l’écriture de son chef-d’œuvre Ainsi parlait Zarathoustra dans un accès d’illumination, avant de sombrer dans les ténèbres de la démence et de la paralysie causée par la syphilis. À la suite du double cataclysme du choc amoureux ainsi que de sa rupture avec son ami Wagner, Nietzsche écrit la théorie du surhomme qu’Élisabeth, sa sœur, déformera en la relayant au nazisme hitlérien.




La passion déchaînée avec Rilke

En 1886 Lou rencontre Friedrich Carl Andreas, orientaliste allemand qui occupe une chaire à l’Université de Göttingen. Il l’aime au point de menacer de se suicider si elle ne l’épouse pas. Elle accepte tout en imposant une condition de non consommation. Lou rencontre un homme mélancolique au regard violet. Il est l’un des plus grands poètes lyriques du courant romantique. C’est René Maria Rilke, son cadet de quatorze ans, qu’elle va elle-même nommer Rainer, trouvant son prénom René efféminé. Il déclare à Lou qu’il ne peut tomber amoureux d’une femme à cause de la haine qu’il porte à sa mère. Les deux complices exercent l’un sur l’autre un attrait magnétique. Ils organisent un voyage en Russie avec Andréas. Rilke ne tarde pas à lui avouer sa passion dévastatrice. Pour la première fois, elle est également amoureuse, prête à étreindre le corps d’un homme et le reconnaît. Elle lui écrit: «Si je fus ta femme pendant des années, c’est parce que tu fus pour moi la seule réalité.»



L’amour insatiable de Lou pour la vie et son caractère fort ont ébloui le grand poète qui se nourrit de son énergie et y puise un substitut maternel. Avec lui, elle connaît la jouissance physique. Rilke lui dédie ses chefs-d’œuvre poétiques. Et c’est elle qui a le dernier mot quand l’amour est desservi, qui va promptement vers de nouvelles expériences, animée par un élan créateur. Elle reste la guérisseuse pour ses anciens amoureux à qui elle ne refuse jamais le soutien psychologique, comme elle le fait pendant huit ans avec son ex-amant Rainer Maria Rilke, sujet aux crises d’angoisse. Avec lui, elle pratique sa vocation de psychanalyste bien avant les réunions du mercredi dirigées par Sigmund Freud. Si Lou Andreas Salomé vit la vraie passion amoureuse avec Rilke, il n’en demeure pas moins que selon Michel Plon, son premier amant fut Georges Ledelbourg, le fondateur du Parti social-démocrate, et pour d’autres Friedrich Pineless. Il paraît que sa relation avec le célèbre médecin viennois se solda par une grossesse à laquelle elle aurait renoncé en tombant d’un arbre, selon Françoise Giroud. Le mystère reste complet! Françoise Giroud dans Lou, histoire d’une femme libre note qu’elle aurait évité la maternité, pour développer ses compétences et se réaliser intellectuellement. En revanche, Lou s’est servie de son terrible pouvoir de concentration pour initier ses amoureux à s’impliquer complètement dans leurs projets. La quête de l’écrivaine était dirigée vers la psychanalyse avant la lettre. Par ailleurs, sa réconciliation avec sa libido sans l’ombre de la culpabilité à 36 ans, comme le confirment plusieurs ouvrages et ses multiples amants, devance sa formation psychanalytique sous la direction de Freud.





La réalisation de soi avec Freud

Celui-ci l’admire dès le premier instant et la tiendra toujours en estime. Quand elle écrit ses ouvrages psychanalytiques Le Narcissisme comme double direction et L’Anal et le sexuel qui s’écartent un peu de la conception freudienne, Freud n’en fera pas cas. Il la surnomme plutôt «l’excellente compreneuse». Dans les hypothèses qu’elle a toujours formulées et qui se sont renforcées après sa formation chez le père de la psychanalyse, elle va jusqu’à trouver des correspondances, des connexions entre les choses les plus apparemment contradictoires comme le sexuel et le mystique. Elle exprime sa propre réflexion sur les avancées freudiennes dans le respect des concepts psychanalytiques, notamment autour du fantasme du père primitif et de «son meurtre». Ses textes se déploient loin des sentiers battus. Freud publie ces articles dans sa revue Imago. Parmi les plus connus : D’un premier culte en 1913, L’Anal et le sexuel, texte fondamental écrit en 1915, et Ce qui découle du fait que ce n’est pas la femme qui a tué le père, son dernier texte psychanalytique sorti en 1928. Sa pensée originale s’articule autour du féminin, de la création et de la sublimation. Lou Andreas Salomé opposera la nécessité de rechercher le spécifique de la psyché féminine et soulignera que les limites du moi ne sont pas tributaires de la sexualité. Quand Freud convoque Lou Andreas Salomé, elle affirmera d’emblée que sa pensée sera le fruit de ses expériences et ses explorations, qu’elle parlera en tant que femme, que ce ne sera pas purement psychanalytique. Forte de ce principe éthique exprimé, Lou présentera sa conception personnelle avec l’approbation de Freud. D’ailleurs, elle suivra une psychanalyse avec Freud qui, fasciné par son intelligence inouïe, sa capacité de synthèse et ses intuitions (elle a écrit une grande partie de son livre Éros, avant de se former sous sa direction), lui confie la formation d’Anna, sa fille avec qui il entretient des rapports de complicité passionnée. Lou permettra à Anna de sortir de « sa soumission et de sa résignation face à son père», selon le psychanalyste Jean-Yves Tamet. Pour réaliser cette évolution indispensable, elle va l’éduquer à «quitter le père sans le trahir et ne pas le décevoir en se découvrant soi».

Son intuition d’un certain équilibre, d’une certaine harmonie, son regard naturellement porté à l’exhaustivité l’ont toujours menée à situer les choses dans la totalité, d’où sa quête éternelle tournée vers Dieu.

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