«Les petites amoureuses» de Clara Benador, sensualité et émois


Avec un titre qui emprunte autant à Rimbaud qu’à Jean Eustache, Clara Benador signe un bref roman, racontant le passage de l’enfance à l’adolescence. Lola, l’héroïne du récit, est une jeune juive contrainte en 1941, où se situe le début de l’histoire, de fuir la France occupée avec sa famille: son père, Maurice, sa mère, Elena, les Zazzo, des jumeaux âgés de huit ans qui semblent former un tout. Ils laissent leur précepteur, Théodoro, homosexuel italien menacé par le régime fasciste, et s’embarquent pour le Maroc à bord d’un cargo. C’est à Casablanca que Lola, livrée à elle-même, fait la connaissance d’une prostituée de son âge nommée Schéhérazade. Elle grandit, et, au moment de la Libération, offre, costumée en Alsacienne, un bouquet de fleurs au général de Gaulle. C’est dans cet intervalle de temps que se situe le récit. Il commence par l’image d’une fillette qui marche seule dans l’allée des ronces, «frôlant les rosiers en fleurs», et se termine par celle d’un pistil doré chu du bouquet tendu à l’aide de camp, qui la caresse en tombant.

Artiste multidisciplinaire, chanteuse et comédienne, Clara Benador livre un texte poétique, marqué par la magie de l’enfance et la transition vers l’âge adulte. Lola et ses frères posent pour la photo officielle de leur passeport. L’auteur ne les nomme que d’une manière collective «les pierrots» ou « les Zazzo». Pierrots car ils sont vêtus de mousseline blanche. Zazzo peut-être en référence à René Zazzo, psychologue clinicien spécialiste des jumeaux (bien que sa thèse ait été publiée en 1958, soit dix-sept ans après le début du récit), mais peut-être l’autrice a-t-elle voulu faire un clin d’œil.

Un contexte de guerre


Dès le début du roman, à la fin de l’été 1941, le ton est donné. La séance de photographie qui précède l’exil est décrite de façon particulièrement négative: le studio empeste, le photographe, un homme «gêné par son embonpoint et des protubérances suspectes», également. Son agressivité et ses ordres secs lui donnent «l’air d’un sergent de ville coiffé d’un abat-jour», auquel le nom de «boche», selon Lola, semble parfaitement convenir. La famille préfère fuir en raison de l’invasion de la Russie et de celle, probable, de la zone libre, d’autant que le père, d’origine alsacienne, avait été en 1914 condamné à mort par les Allemands parce qu’il avait préféré rejoindre l’armée française. À Marseille, ils espèrent trouver un navire en direction de l’Angleterre, puis finissent par embarquer pour le Maroc.



Le bateau affiche des signes d’usure et de délabrement, mais la cambuse où ils se réfugient leur fait imaginer le Queen Mary, jusqu’à ce que leur espace soit envahi d’intrus, réfugiés comme eux. Le départ se fait d’abord sous le signe de la perte: pour Lola, celle de sa robe à fleurs, qu’elle a dû laisser derrière elle, ou de sa poupée Ester, qu’elle croit avoir été volée. Quant à Elena, saisie d’un accès de désespoir, elle arrache l’étoile jaune cousue sur ses vêtements et tente de jeter leurs passeports à la mer. Les bijoux ont été cousus dans l’ourlet des robes, par sécurité. Le roman décrit aussi l’accueil des réfugiés à Casablanca. Mais au Maroc la peur subsiste, en particulier celle de la police en civil. Le roman raconte la vie des expatriés, alors que les troupes de Rommel gagnent du terrain en Afrique.

La puissance poétique de l’imaginaire enfantin


D’emblée, le roman frappe par sa qualité poétique. Elle est d’abord due à la présence des enfants, dont les jeux et l’imagination transforment la réalité. Ainsi, avant d’embarquer, les jumeaux demandent à leur père:

«Tu as demandé la belle chambre? Nous voulons danser! Nous prendrons… Celle aux fresques, aux sculptures de bronze du Sud, peintures à l’huile derrière et surtout que le lustre aux chandelles se trouve en avant, bien en mire avec la vue plongeante sur l’océan.»

Cette description sublimée contraste avec la réalité prosaïque du bateau, la rouille zébrant les murs, les suintements huileux, les fils électriques apparents, les portes métalliques, les uniformes et les flaques saumâtres. Lola elle-même succombe aux attraits de la fantaisie: «Son imagination grisée par la fatigue brouillait sa vision du réel. Elle croyait pouvoir découvrir les cuivres et les bois exotiques du Queen Mary sous la rouille et les planchers tachés du bateau clandestin, du bateau du destin.» La rime intérieure renforce l’image suscitée. L’autre famille présente sur le bateau, avec l’émergence d’une «montagne de membres épais et tentaculaires», est assimilée à un gros poulpe: «Les jumeaux se cachèrent dans un sac de jute pour jouer à la bête à huit pattes, grognant et attaquant la famille poulpe pendant que Maurice le rebranchait» (le poste de TSF).
Dans cet univers, l’art et la littérature jouent un rôle essentiel. Les peintures de Le Brun, le rythme d’un métronome en argent, la lecture de passages de La Divine Comédie jalonnent le récit.

De l’enfance à l’adolescence, un parcours initiatique


La métamorphose de Lola est d’abord induite par sa découverte de l’Orient. Le Maroc où elle aborde se caractérise par des couleurs vives et des parfums épicés ou floraux (rose, jasmin) qui stimulent ses sens. «Il leur fallut de nouveau longer les remparts en pisé, se faufiler entre les vendeurs d’épices, monter des escaliers de couleur, alternance de jaune, rouge, vert, bleu, jusqu’au troisième étage d’un immeuble moderne.» À l’intérieur de l’appartement, les vitres sont colorées de bleu.

Mais c’est la vision de la danse qui exerce sur elle l’influence la plus puissante. Déjà, sur le bateau, Lola ne cesse de tourner les aiguilles du poste, en quête d’une plage musicale pour accompagner sa rêverie, ou fait répéter un air d’opéra à sa poupée retrouvée. Elle est hantée jusque dans ses rêves par la vision d’une danseuse:

«Une nuit, elle rêva que la danseuse se glissait sous les portes pour mieux la suivre, se fondait dans l’air pour mieux la toucher, rendre l’âme à l’âme, l’enfer au destin, la valeur au chagrin.»



La danse est décrite d’une manière quasi-hypnotique. Son irruption dans la vie de Lola coïncide presque avec l’apparition de ses premières règles et pourrait relever du rite de passage.

«Lola sentit remonter l’ivresse. La trombe était de retour. La même poussière ocre tournoyait, où Lola discernait à peine des corps, plutôt des masses liées en un faisceau de reflets, qui ondoyaient au rythme des youyous.» 

Le mouvement circulaire évoque une forme de transe. C’est dans le groupe de danseuses que Lola aperçoit Schéhérazade, une jeune prostituée avec laquelle elle se lie d’amitié, et à laquelle elle rend secrètement visite. Avec son prénom tiré des Mille et Une nuits, Schéhérazade incarne, pour la jeune Française, l’éveil de la sensualité. Elle l’initie à une réalité inconnue, qu’elle partage avec ses compagnes dont les pseudonymes sont empruntés au cinéma, qui joue un rôle essentiel dans la vie des habitants de Casablanca (Shanghai Lily), ou l’opéra, (Miss Chrysanthème), à la littérature orientaliste enfin, (Ayizadé).

Sensuel et délicat, le livre de Clara Benador décrit de façon poétique les premiers émois amoureux, dans un univers marqué par le goût de l’art et la littérature. Entre Lola, petite juive réfugiée, mais issue d’un milieu privilégié, et les jeunes prostituées marocaines rêvant d’un avenir de stars de cinéma, se tisse une amitié aussi improbable que fugace. La mort imaginée de Schéhérazade s’apparente à la navigation égyptienne de l’âme vers l’au-delà, «à travers le Nil, le Tigre, l’Euphrate, L’Oronte, l’Erèbe et le Styx, emmaillotée, embaumée, momifiée par le sortilège de la maladie, de l’infamie et de l’opium.» Le passage à l’âge adulte, décrit comme une seconde naissance, mettant l’accent sur la souillure, se fait par la perte de l’innocence, à travers une prise de conscience douloureuse qui la métamorphose à jamais. Ce beau livre, entre émerveillement et fêlure irrémédiable, saura toucher l’esprit du lecteur.

Benador, Clara, Les petites amoureuses, Gallimard, 25/08/2022, 1 vol. (250 p.), 16€

Chronique rédigée par Marion Poirson-Dechonne

 
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