Tu étais dur d’oreille. D’énormes oreilles, tout en longueur. Tes oreilles jeddo, dessinées de plis, parfaites pour un cours d’anatomie; énormes, mais qui ne te servaient pas à entendre. Il fallait hurler devant tes yeux; alors que tu parlais bas, glissant les mots sous l’opacité de l’air.
La seule parole personnelle entre nous remonte à mes 15 ans. Une phrase unique, plantée dans l’absence. Approche-toi, ma fille… tu es donc sa fille, toi. Mais que tu es petite! Bien trop petite! Ta petite fille, je suis surtout ta petite-fille. Me découvres-tu ce jour-là?… Je te regardais pour ne pas arrêter le flux de tes mots. Tu n’en démordais pas, tu poursuivais entre provocation et reproches. Que tu es petite! J’étais impuissante, j’aurais aimé te plaire, je te décevais. Ma grand-mère est intervenue pour que tu te taises.
Ta réflexion m’avait blessée, mais elle m’était destinée. Tu me parlais. Tu m’avais vue, j’avais commencé à exister. Tu me nommais: petite, j’en étais grandie. Tu m’avais distinguée parmi ton essaim de petits-enfants. Sorti du mutisme, prenant le risque que je réponde à tes oreilles closes. Mais téta ne laissait pas de place à l’étonnement. Elle t’ordonna de cesser de m’humilier, elle criait pour que tu redeviennes silence. Elle n’est pas petite, tu m’entends?… Ou peut-être petite, mais intelligente. Très intelligente! Quel rapport entre la taille et l’intelligence? Me défendait-elle ou me défendait-elle de te parler? Je flottais entre vous deux, écrasée entre deux discours. Ni avec ta voix, ni sans elle. Petite et seule, jeddo.
Tu t’es tu. Ces mots resteront la seule parole que tu m’adresses de ton vivant. Tu as repris ta position, tu es reparti dans tes songes. Tu as regardé ailleurs, par la fenêtre. Tes yeux bleus se sont détournés de mon corps soudain minuscule. J’ai essayé de protester, de les ramener dans notre monde, le seul que je percevais. Tu étais retourné dans ton univers. Tu ne me voyais pas, j’étais trop petite, tu avais raison. Je ne me sentais plus exister.
Je n’ai jamais aperçu le haut de ton crâne prolongé par le tarbouch que tu ne quittais jamais, comme pour te protéger du ciel. Les stries de soie fixées à son sommet bougeaient dans tes gestes les plus infimes. Certaines restaient accrochées à la fibre râpeuse. Et ton saroual. Tous les jours, à toutes les occasions, la même tenue noire et blanche, tu n’as jamais été habillé autrement. Costume de consacré. Jeddo. Petite, j’essayais d’imaginer ton corps sous le tissu ballottant du saroual qui ne délimite aucune forme. Je pensais à tes sous-vêtements, je ne savais pas si tu en portais: sont-ils accordés à tes tenues? Où s’arrête le folklore? Je te toisais du haut de ma prétention citadine. Je ne voyais pas ta beauté.
Corps courbé. Visage plissé. De grandes, d’énormes oreilles qui n’entendent évidemment pas, alors qu’on ne voyait qu’elles dans ton visage emmuré. Étais-tu vraiment sourd? Je voudrais connaître ta vérité, connaître ton cœur. Petite, je ne croyais pas à ta surdité. Il ment… on entend ou pas… pas entre les deux… le seul moyen d’échapper à Téta…
Jeddo, à la tête de douze enfants. Patriarche à la retraite. Tu ne prenais pas part, ta femme gérait. Dans une formidable indifférence, tu as opté pour une vie en point mort.
Pourtant tu es quelqu’un, toi! Je l’ai toujours entendu, ton grand-père, c’est quelqu’un! Un homme juste, pur. Un homme digne dans la pauvreté. Un pieu maronite qui ne connaît pas le péché. Ton passé fonde l’histoire mythique de toute la famille. Première Guerre mondiale, tu es orphelin, tu as 14 ans, tu fugues, tiens, toi aussi, comme moi. Mais tu fuis la guerre. On pourrait penser qu’il en est de même pour moi. On pourrait. Tu viens de perdre trois frères. Échapper à l’acharnement, sauver ce qui peut encore l’être. Courage de guerrier; tu pars à pied, en direction de la Syrie, portant ton petit frère sur les épaules. Ton petit frère, abattu sur tes épaules, en chemin. Tu donneras plus tard son prénom à l’un de tes fils, à mon père. Tu persévères, atteins la Syrie. Tu t’y installes seul, tu travailles dans les champs. Tu laisses derrière toi quelques survivants, quatre sœurs, un frère.
Tu reviens à 22 ans, tu ramènes de ces régions arides l’accent rugueux qui t’a toujours distingué et l’obsession de la vengeance, le seul lien que tu aies gardé avec le Liban pendant huit ans. Un serment qui t’a permis de supporter l’exil. Dans la famille, nul ne doute, tu as vengé la fratrie, mais personne n’en dit plus. Il a vengé ses quatre frères, il a surtout vengé le petit, mort sur ses épaules, cette assertion fonctionne à elle seule, comme une croix plantée au sol, sans risque de contestation.
Marié en héros. Pour toi, téta a quitté son fiancé, un très riche parti. Elle a défié ses parents dans un temps où le coup de foudre était une hérésie. Les mariages se négociaient, des arrangements qui profitaient à toute la famille. Téta a réveillé le mystère en moi: ton secret. Je ne comprenais pas qu’elle ait préféré un paysan à un homme de bonne famille. Héroïne, pour avoir fait le contraire de ce qu’on attendait d’elle. Je t’épiais, traquais ce qui faisait de toi un homme pour qui l’on quitte, pour qui l’on renonce. Je voulais être comme toi, mon héros altier, un roi masqué.
Je guettais tes moindres tremblements, toi qui n’entends pas. Qui ne parles pas, ne poses pas de question. Ton silence. Une absence comme la tienne. Savais-tu seulement que j’étais partie ? On ne quitte pas le Liban. Surtout pas les jeunes filles. On préfère une mort violente dans le pays, à la plus douce agonie dans l’exil. L’identification totale au pays est plus forte que le patriotisme. Un Libanais peut tout perdre, il ne fera que renforcer ses liens au sol; ce n’est pas rien, l’ombre d’un cèdre du Liban.
Tu me reviens jeddo. Dans tes mots, avec l’émotion rocailleuse de leurs consonances. Je n’écris pas en arabe. Peut-on être relié lorsqu’on n’écrit pas dans sa langue? Je m’exprime dans une langue qui t’est hermétique, tu l’as aussi été pour moi. Tu n’en comprendrais pas un mot. Tu ne sais ni lire, ni écrire. Et du français, tu ne connais que: «bonjour», «au revoir», «merci». Dans des roulements de rrrrrr qui les assimilent à ta langue. Étrange, comme ils nous correspondent; ils pourraient suffire à notre lien. De ton vivant, je ne t’ai adressé que des «bonjour», «au revoir». Et maintenant, «merci», merci jeddo!
Je suis fière de cette filiation, j’en avais honte gamine. Youssef. Je ne t’avais jamais nommé. Youssef. Pouvoir égrener ton prénom, douceur et puissance; je me le répète haut, prolonger le «ou», l’appuyer sur les «ss». «You» tonalité respirée dans ma gorge. Dense. Youssef. Prononcer la tendresse, dans ces lettres autrefois sourdes. Retrouver la profondeur. Mes racines, à travers un mot. Yououssef. Étirer ton prénom, pour nous relier. Te rendre ta beauté. Je serais fière de cette filiation, si elle pouvait m’être restituée. Si elle me devenait matière. Vérité tellurique. Fière que tu aies été paysan. Un «cultivateur», disait ma mère dans sa famille bourgeoise.
Jeddo Youssef, ton prénom est doux, douloureux.
Je suis ta petite-fille, à Paris, dans les queues des supermarchés, dans le métro, ta petite-fille dans des lieux que tu ne peux pas imaginer. Quelle transmission entre nous? En quoi suis-je ta petite-fille? Où est ta marque? Nous ne sommes pas si loin, tu connais aussi l’exil. Et celui de l’âme. Tu connais l’isolement, la surdité. L’autre impossible, qui rend sourd. La coupure.
Maintenant que tu es invisible, j’imagine que tu vois. Notre père qui est aux cieux. Notre père à tous, saint homme! Comment te continuer? Avec l’accent particulier qui est le tien, cet accent qui fait douter des langues maternelles. Grondement d’os dans mon sang. Entendre tonner ta voix rugueuse, elle monte encore. Tu m’as pourtant si peu parlé. Ni avec cette voix, ni sans elle. Je suis sans. Je ne connais pas ton regard, jeddo, n’aurai pas de réponse.
Tu me reviens, réel. Il me semble toucher ta main complexe de rides qui portent la bénédiction. De ces origines communes que je ne peux partager, car quoi de plus étranger à moi que ton amour, que ta fusion avec la terre. La terre libanaise, au sens paysan. Je vis loin perchée, dans mon sixième étage parisien, dans l’autre pays. Des pays sans cœur… sans âme, j’ai toujours entendu ces litanies condamner le monde occidental, intransigeance qui n’admet pas de réflexion; vérités collectives. Qu’est-ce qu’un pays avec cœur, jeddo? Je cherche. Un pays sans âme, c’est quoi l’âme? Je veux l’entendre bruisser dans les vocalises de ta voix.
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La seule parole personnelle entre nous remonte à mes 15 ans. Une phrase unique, plantée dans l’absence. Approche-toi, ma fille… tu es donc sa fille, toi. Mais que tu es petite! Bien trop petite! Ta petite fille, je suis surtout ta petite-fille. Me découvres-tu ce jour-là?… Je te regardais pour ne pas arrêter le flux de tes mots. Tu n’en démordais pas, tu poursuivais entre provocation et reproches. Que tu es petite! J’étais impuissante, j’aurais aimé te plaire, je te décevais. Ma grand-mère est intervenue pour que tu te taises.
Ta réflexion m’avait blessée, mais elle m’était destinée. Tu me parlais. Tu m’avais vue, j’avais commencé à exister. Tu me nommais: petite, j’en étais grandie. Tu m’avais distinguée parmi ton essaim de petits-enfants. Sorti du mutisme, prenant le risque que je réponde à tes oreilles closes. Mais téta ne laissait pas de place à l’étonnement. Elle t’ordonna de cesser de m’humilier, elle criait pour que tu redeviennes silence. Elle n’est pas petite, tu m’entends?… Ou peut-être petite, mais intelligente. Très intelligente! Quel rapport entre la taille et l’intelligence? Me défendait-elle ou me défendait-elle de te parler? Je flottais entre vous deux, écrasée entre deux discours. Ni avec ta voix, ni sans elle. Petite et seule, jeddo.
Tu t’es tu. Ces mots resteront la seule parole que tu m’adresses de ton vivant. Tu as repris ta position, tu es reparti dans tes songes. Tu as regardé ailleurs, par la fenêtre. Tes yeux bleus se sont détournés de mon corps soudain minuscule. J’ai essayé de protester, de les ramener dans notre monde, le seul que je percevais. Tu étais retourné dans ton univers. Tu ne me voyais pas, j’étais trop petite, tu avais raison. Je ne me sentais plus exister.
Je n’ai jamais aperçu le haut de ton crâne prolongé par le tarbouch que tu ne quittais jamais, comme pour te protéger du ciel. Les stries de soie fixées à son sommet bougeaient dans tes gestes les plus infimes. Certaines restaient accrochées à la fibre râpeuse. Et ton saroual. Tous les jours, à toutes les occasions, la même tenue noire et blanche, tu n’as jamais été habillé autrement. Costume de consacré. Jeddo. Petite, j’essayais d’imaginer ton corps sous le tissu ballottant du saroual qui ne délimite aucune forme. Je pensais à tes sous-vêtements, je ne savais pas si tu en portais: sont-ils accordés à tes tenues? Où s’arrête le folklore? Je te toisais du haut de ma prétention citadine. Je ne voyais pas ta beauté.
Corps courbé. Visage plissé. De grandes, d’énormes oreilles qui n’entendent évidemment pas, alors qu’on ne voyait qu’elles dans ton visage emmuré. Étais-tu vraiment sourd? Je voudrais connaître ta vérité, connaître ton cœur. Petite, je ne croyais pas à ta surdité. Il ment… on entend ou pas… pas entre les deux… le seul moyen d’échapper à Téta…
Jeddo, à la tête de douze enfants. Patriarche à la retraite. Tu ne prenais pas part, ta femme gérait. Dans une formidable indifférence, tu as opté pour une vie en point mort.
Pourtant tu es quelqu’un, toi! Je l’ai toujours entendu, ton grand-père, c’est quelqu’un! Un homme juste, pur. Un homme digne dans la pauvreté. Un pieu maronite qui ne connaît pas le péché. Ton passé fonde l’histoire mythique de toute la famille. Première Guerre mondiale, tu es orphelin, tu as 14 ans, tu fugues, tiens, toi aussi, comme moi. Mais tu fuis la guerre. On pourrait penser qu’il en est de même pour moi. On pourrait. Tu viens de perdre trois frères. Échapper à l’acharnement, sauver ce qui peut encore l’être. Courage de guerrier; tu pars à pied, en direction de la Syrie, portant ton petit frère sur les épaules. Ton petit frère, abattu sur tes épaules, en chemin. Tu donneras plus tard son prénom à l’un de tes fils, à mon père. Tu persévères, atteins la Syrie. Tu t’y installes seul, tu travailles dans les champs. Tu laisses derrière toi quelques survivants, quatre sœurs, un frère.
Tu reviens à 22 ans, tu ramènes de ces régions arides l’accent rugueux qui t’a toujours distingué et l’obsession de la vengeance, le seul lien que tu aies gardé avec le Liban pendant huit ans. Un serment qui t’a permis de supporter l’exil. Dans la famille, nul ne doute, tu as vengé la fratrie, mais personne n’en dit plus. Il a vengé ses quatre frères, il a surtout vengé le petit, mort sur ses épaules, cette assertion fonctionne à elle seule, comme une croix plantée au sol, sans risque de contestation.
Marié en héros. Pour toi, téta a quitté son fiancé, un très riche parti. Elle a défié ses parents dans un temps où le coup de foudre était une hérésie. Les mariages se négociaient, des arrangements qui profitaient à toute la famille. Téta a réveillé le mystère en moi: ton secret. Je ne comprenais pas qu’elle ait préféré un paysan à un homme de bonne famille. Héroïne, pour avoir fait le contraire de ce qu’on attendait d’elle. Je t’épiais, traquais ce qui faisait de toi un homme pour qui l’on quitte, pour qui l’on renonce. Je voulais être comme toi, mon héros altier, un roi masqué.
Je guettais tes moindres tremblements, toi qui n’entends pas. Qui ne parles pas, ne poses pas de question. Ton silence. Une absence comme la tienne. Savais-tu seulement que j’étais partie ? On ne quitte pas le Liban. Surtout pas les jeunes filles. On préfère une mort violente dans le pays, à la plus douce agonie dans l’exil. L’identification totale au pays est plus forte que le patriotisme. Un Libanais peut tout perdre, il ne fera que renforcer ses liens au sol; ce n’est pas rien, l’ombre d’un cèdre du Liban.
Tu me reviens jeddo. Dans tes mots, avec l’émotion rocailleuse de leurs consonances. Je n’écris pas en arabe. Peut-on être relié lorsqu’on n’écrit pas dans sa langue? Je m’exprime dans une langue qui t’est hermétique, tu l’as aussi été pour moi. Tu n’en comprendrais pas un mot. Tu ne sais ni lire, ni écrire. Et du français, tu ne connais que: «bonjour», «au revoir», «merci». Dans des roulements de rrrrrr qui les assimilent à ta langue. Étrange, comme ils nous correspondent; ils pourraient suffire à notre lien. De ton vivant, je ne t’ai adressé que des «bonjour», «au revoir». Et maintenant, «merci», merci jeddo!
Je suis fière de cette filiation, j’en avais honte gamine. Youssef. Je ne t’avais jamais nommé. Youssef. Pouvoir égrener ton prénom, douceur et puissance; je me le répète haut, prolonger le «ou», l’appuyer sur les «ss». «You» tonalité respirée dans ma gorge. Dense. Youssef. Prononcer la tendresse, dans ces lettres autrefois sourdes. Retrouver la profondeur. Mes racines, à travers un mot. Yououssef. Étirer ton prénom, pour nous relier. Te rendre ta beauté. Je serais fière de cette filiation, si elle pouvait m’être restituée. Si elle me devenait matière. Vérité tellurique. Fière que tu aies été paysan. Un «cultivateur», disait ma mère dans sa famille bourgeoise.
Jeddo Youssef, ton prénom est doux, douloureux.
Je suis ta petite-fille, à Paris, dans les queues des supermarchés, dans le métro, ta petite-fille dans des lieux que tu ne peux pas imaginer. Quelle transmission entre nous? En quoi suis-je ta petite-fille? Où est ta marque? Nous ne sommes pas si loin, tu connais aussi l’exil. Et celui de l’âme. Tu connais l’isolement, la surdité. L’autre impossible, qui rend sourd. La coupure.
Maintenant que tu es invisible, j’imagine que tu vois. Notre père qui est aux cieux. Notre père à tous, saint homme! Comment te continuer? Avec l’accent particulier qui est le tien, cet accent qui fait douter des langues maternelles. Grondement d’os dans mon sang. Entendre tonner ta voix rugueuse, elle monte encore. Tu m’as pourtant si peu parlé. Ni avec cette voix, ni sans elle. Je suis sans. Je ne connais pas ton regard, jeddo, n’aurai pas de réponse.
Tu me reviens, réel. Il me semble toucher ta main complexe de rides qui portent la bénédiction. De ces origines communes que je ne peux partager, car quoi de plus étranger à moi que ton amour, que ta fusion avec la terre. La terre libanaise, au sens paysan. Je vis loin perchée, dans mon sixième étage parisien, dans l’autre pays. Des pays sans cœur… sans âme, j’ai toujours entendu ces litanies condamner le monde occidental, intransigeance qui n’admet pas de réflexion; vérités collectives. Qu’est-ce qu’un pays avec cœur, jeddo? Je cherche. Un pays sans âme, c’est quoi l’âme? Je veux l’entendre bruisser dans les vocalises de ta voix.
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