Né au Liban d’un père libanais et d’une mère brésilienne, Jorge Takla s’éloigne des destinées politiques familiales en étudiant le théâtre au Conservatoire national d’art dramatique à Paris. Depuis 1978, il vit au Brésil où il met en scène et produit des pièces de théâtre, d’opéra et des comédies musicales. Rencontre avec Jorge en une journée estivale dans son appartement surplombant le port de Beyrouth.
Après avoir grandi au Liban puis étudié l'architecture à Paris, pourquoi avez-vous choisi de vivre au Brésil?
Le Brésil a toujours été pour moi le pays de toutes les possibilités. Mon grand-père vivait là-bas, et on s’y rendait pour les vacances. C’est un pays immense: rien que la ville de San Paolo, c’est 22 millions d’habitants, quatre fois la population du Liban! Et c’est très riche culturellement. On y trouve un mélange incroyable de cultures: latine, occidentale, orientale, des influences américaines, européennes, etc. On peut faire énormément de choses avec tout cela, et la place est ouverte à une grande créativité. Les choses se font, se détruisent et se réinventent. Le passé n’existe pas en quelque sorte, alors il faut continuellement inventer. Tout est possible, c’est impressionnant.
Je me sens partout étranger: en France, même si j’y ai vécu plusieurs années, aux Etats-Unis, en Angleterre, en Italie. Mais au Brésil, c’est différent. L’émigration est tellement importante que je me sens chez moi, comme les autres. J’ai eu beaucoup de chance là-bas dans mon métier; le Brésil a été merveilleux avec moi.
Vous êtes le seul dans votre famille à avoir choisi le monde du spectacle, qu’est-ce qui vous y a attiré?
J’ai toujours été fasciné par le spectacle, sans être forcément très conscient de ce que c’est. Mon père était un homme politique libanais. Je me souviens parfaitement du jour où je lui ai annoncé que j’allais abandonner ma carrière d’architecte pour faire du théâtre. J’ai vu une larme couler sur son visage, et il m’a dit que j’avais choisi la seule voie qu’il ne connaissait pas et où il ne pourrait pas m’aider. Ce que j’ai pris pour de la déception lorsque j’ai vu son accablement, n’était en réalité que la tristesse de ne pas pouvoir me transmettre quoi que ce soit. Il a accepté ma décision et m’a mis en garde contre les difficultés de ce métier, de ce monde d’illusions. Mais c’est justement ce qui me captive, cette façon de jouer constamment avec l’illusion, avec le rêve, la magie. Je ne pense pas qu’il soit bon d’être trop éloigné de la réalité. Le défi est justement de parvenir à faire rêver le spectateur, sans l’aliéner au mythe. Je veux lui transmettre quelque chose par le biais du rêve, mais pour avoir un impact dans sa vie réelle, que son quotidien soit un peu transformé en quelque sorte. Que ce ne soit pas un simple divertissement, dire quelque chose. C’est toujours ce qui me préoccupe et qui me stimule. Et c’est d’ailleurs ce qui rend certaines pièces intemporelles. Elles touchent les personnes, elles réveillent quelque chose chez le spectateur, en évoquant des sujets qui nous remuent, quelle que soit l’époque: la souffrance, le bonheur, l’amour, la condition humaine. Si vous sortez d’une de mes pièces en ayant l’impression que l’on a parlé de vous, alors c’est gagné, mon travail est récompensé.
Au début de ma carrière, j’ai joué dans quelques pièces en tant que comédien. Je ne pouvais pas m’empêcher de faire des remarques au décorateur, à l’électricien. J’étais pourtant un très mauvais comédien. Un jour, la directrice du théâtre m’a dit : «Tu es un homme de théâtre. Certainement pas un acteur… tu es un metteur en scène.» J’aime travailler sur la vision globale de la pièce, faire le théâtre. Alors j’ai mis mon premier spectacle en scène, en 1976, et depuis je n’ai plus jamais arrêté.
Vous souvenez-vous de votre première émotion théâtrale?
Mes premières expériences scéniques et théâtrales, je les ai eues ici, au Liban, en tant que spectateur. Mes parents m’avaient emmené au Festival de Baalbek pour voir une pièce avec Rudolf Noureev et Margot Fonteyn. C’était en 1964, j’avais 11 ans. Je me souviens d’avoir vu ce danseur entrer sur une scène à ciel ouvert, surplombée par la lune, les étoiles, et entourée des colonnes antiques du temple de Jupiter. C’était comme une boule de feu que je voyais devant moi. Et à ce moment, je me suis dit: «C’est là que je veux être.» Je ne voulais pas forcément être danseur, mais je voulais faire partie de ce genre d’aventure, plus largement, je voulais être dans ce monde du spectacle. J’ai toujours perçu le théâtre comme un temple. La scène est comme l’autel du temple, où le prêtre offre le sacrifice au dieu. La dimension religieuse du théâtre est très importante pour moi. Religieux vient du latin religare, qui signifie relier. C’est le lien entre l’homme et Dieu. Pour moi, c’est exactement ce qui se passe sur la scène: l’homme, qu’il soit comédien ou spectateur, communique avec le divin. Que ce soit par la danse, l’opéra, la musique. Le théâtre grec utilisait d’ailleurs tous ces moyens dans une seule pièce. Aller au théâtre, c’était comme aller au temple. C’est très étonnant, je réalise à l’instant que cette vision des choses me vient très certainement de mes expériences à Baalbek. Je n’avais jamais fait le lien avec le temple de Jupiter, où j’ai eu cette révélation pour le théâtre. Il y avait là-bas quelque chose de sacré, je me sentais élevé à quelque chose de supérieur. Et depuis, je ressens le même effet partout. Quel que soit le théâtre où je me trouve, j’ai l’impression d’être à l’église ou au temple. En fait, c’est ma religion. Et je n’ai jamais perdu cette foi.
Quelles sont vos activités (mise en scène, production) et vos projets?
Aujourd’hui, je suis surtout metteur en scène, à Rio de Janeiro, São Paulo, Buenos Aires, Manaus, en Uruguay ou en Argentine. Ces dernières années, je me suis plutôt concentré sur l’opéra. On a tellement peu d’opportunités d’en faire, que j’ai décidé de faire moins de choses pour m’y consacrer entièrement.
Je prépare un opéra à São Paulo pour mars 2023, L’Enlèvement au sérail de Mozart, ainsi qu’une pièce brésilienne qui s’appelle Abajur Lilas de Plinio Marcos. Elle a longtemps été censurée au Brésil, j’espère ne pas avoir trop de problèmes. Le ballet m’intéresse également, j’ai reçu de nombreuses demandes de compagnies de danse pour la mise en scène de ballets.
Comment voyez-vous le Liban aujourd’hui? Vous y revenez souvent?
Je ne suis plus venu au Liban pendant vingt ans. Mes parents étaient à l’étranger, donc j’avais moins de raisons d’y retourner. À leur retour vers la fin des années 90, je suis revenu les voir. Mon père est mort en 2006 et ma mère s’est installée ici. Elle est pourtant née au Brésil, elle a grandi là-bas, mais elle est extrêmement attachée à ce pays et ne veut plus quitter Beyrouth. Le Liban est un pays profondément fascinant. À présent que j’y reviens davantage, je m’y attache de plus en plus. Je m’y sens chez moi, je sens mes racines ici. Et plus largement, je sens des racines civilisationnelles d’une profondeur incroyable. Ce que je ne retrouve pas au Brésil, où tout est très récent culturellement. Il n’y a pas une densité historique comme on en trouve ailleurs. Ici, lorsque je me promène, je vois et je sens que ce pays a une histoire et une culture plurimillénaire, que l’on est au centre des civilisations. Le passé existe et on se souvient, alors qu’au Brésil, on fait constamment table rase. Tout est encore vierge là-bas. Mais le Liban sait aussi très bien se réinventer. Lorsque je suis revenu au Liban dernièrement, j’ai vu qu’en six mois, des panneaux solaires avaient poussé un peu partout sur les toits. J’ai trouvé cela incroyable, cette capacité de se renouveler, même au plus bas.
Quelque part, j’ai envie de revenir au Liban. Je sens que j’ai une place ici, j’ai des choses à dire. Il y a des Libanais qui font des choses intéressantes un peu partout dans le monde. Je crois qu’en ce moment, l’artiste libanais a vraiment des choses à dire. Il ne se sent pas écouté mais il a des choses à exprimer, beaucoup de sentiments enfouis, réprimés.
Par Héloïse Uberti
Cet article a été originalement publié sur le site de l'Agenda culturel.
Après avoir grandi au Liban puis étudié l'architecture à Paris, pourquoi avez-vous choisi de vivre au Brésil?
Le Brésil a toujours été pour moi le pays de toutes les possibilités. Mon grand-père vivait là-bas, et on s’y rendait pour les vacances. C’est un pays immense: rien que la ville de San Paolo, c’est 22 millions d’habitants, quatre fois la population du Liban! Et c’est très riche culturellement. On y trouve un mélange incroyable de cultures: latine, occidentale, orientale, des influences américaines, européennes, etc. On peut faire énormément de choses avec tout cela, et la place est ouverte à une grande créativité. Les choses se font, se détruisent et se réinventent. Le passé n’existe pas en quelque sorte, alors il faut continuellement inventer. Tout est possible, c’est impressionnant.
Je me sens partout étranger: en France, même si j’y ai vécu plusieurs années, aux Etats-Unis, en Angleterre, en Italie. Mais au Brésil, c’est différent. L’émigration est tellement importante que je me sens chez moi, comme les autres. J’ai eu beaucoup de chance là-bas dans mon métier; le Brésil a été merveilleux avec moi.
Vous êtes le seul dans votre famille à avoir choisi le monde du spectacle, qu’est-ce qui vous y a attiré?
J’ai toujours été fasciné par le spectacle, sans être forcément très conscient de ce que c’est. Mon père était un homme politique libanais. Je me souviens parfaitement du jour où je lui ai annoncé que j’allais abandonner ma carrière d’architecte pour faire du théâtre. J’ai vu une larme couler sur son visage, et il m’a dit que j’avais choisi la seule voie qu’il ne connaissait pas et où il ne pourrait pas m’aider. Ce que j’ai pris pour de la déception lorsque j’ai vu son accablement, n’était en réalité que la tristesse de ne pas pouvoir me transmettre quoi que ce soit. Il a accepté ma décision et m’a mis en garde contre les difficultés de ce métier, de ce monde d’illusions. Mais c’est justement ce qui me captive, cette façon de jouer constamment avec l’illusion, avec le rêve, la magie. Je ne pense pas qu’il soit bon d’être trop éloigné de la réalité. Le défi est justement de parvenir à faire rêver le spectateur, sans l’aliéner au mythe. Je veux lui transmettre quelque chose par le biais du rêve, mais pour avoir un impact dans sa vie réelle, que son quotidien soit un peu transformé en quelque sorte. Que ce ne soit pas un simple divertissement, dire quelque chose. C’est toujours ce qui me préoccupe et qui me stimule. Et c’est d’ailleurs ce qui rend certaines pièces intemporelles. Elles touchent les personnes, elles réveillent quelque chose chez le spectateur, en évoquant des sujets qui nous remuent, quelle que soit l’époque: la souffrance, le bonheur, l’amour, la condition humaine. Si vous sortez d’une de mes pièces en ayant l’impression que l’on a parlé de vous, alors c’est gagné, mon travail est récompensé.
Au début de ma carrière, j’ai joué dans quelques pièces en tant que comédien. Je ne pouvais pas m’empêcher de faire des remarques au décorateur, à l’électricien. J’étais pourtant un très mauvais comédien. Un jour, la directrice du théâtre m’a dit : «Tu es un homme de théâtre. Certainement pas un acteur… tu es un metteur en scène.» J’aime travailler sur la vision globale de la pièce, faire le théâtre. Alors j’ai mis mon premier spectacle en scène, en 1976, et depuis je n’ai plus jamais arrêté.
Vous souvenez-vous de votre première émotion théâtrale?
Mes premières expériences scéniques et théâtrales, je les ai eues ici, au Liban, en tant que spectateur. Mes parents m’avaient emmené au Festival de Baalbek pour voir une pièce avec Rudolf Noureev et Margot Fonteyn. C’était en 1964, j’avais 11 ans. Je me souviens d’avoir vu ce danseur entrer sur une scène à ciel ouvert, surplombée par la lune, les étoiles, et entourée des colonnes antiques du temple de Jupiter. C’était comme une boule de feu que je voyais devant moi. Et à ce moment, je me suis dit: «C’est là que je veux être.» Je ne voulais pas forcément être danseur, mais je voulais faire partie de ce genre d’aventure, plus largement, je voulais être dans ce monde du spectacle. J’ai toujours perçu le théâtre comme un temple. La scène est comme l’autel du temple, où le prêtre offre le sacrifice au dieu. La dimension religieuse du théâtre est très importante pour moi. Religieux vient du latin religare, qui signifie relier. C’est le lien entre l’homme et Dieu. Pour moi, c’est exactement ce qui se passe sur la scène: l’homme, qu’il soit comédien ou spectateur, communique avec le divin. Que ce soit par la danse, l’opéra, la musique. Le théâtre grec utilisait d’ailleurs tous ces moyens dans une seule pièce. Aller au théâtre, c’était comme aller au temple. C’est très étonnant, je réalise à l’instant que cette vision des choses me vient très certainement de mes expériences à Baalbek. Je n’avais jamais fait le lien avec le temple de Jupiter, où j’ai eu cette révélation pour le théâtre. Il y avait là-bas quelque chose de sacré, je me sentais élevé à quelque chose de supérieur. Et depuis, je ressens le même effet partout. Quel que soit le théâtre où je me trouve, j’ai l’impression d’être à l’église ou au temple. En fait, c’est ma religion. Et je n’ai jamais perdu cette foi.
Quelles sont vos activités (mise en scène, production) et vos projets?
Aujourd’hui, je suis surtout metteur en scène, à Rio de Janeiro, São Paulo, Buenos Aires, Manaus, en Uruguay ou en Argentine. Ces dernières années, je me suis plutôt concentré sur l’opéra. On a tellement peu d’opportunités d’en faire, que j’ai décidé de faire moins de choses pour m’y consacrer entièrement.
Je prépare un opéra à São Paulo pour mars 2023, L’Enlèvement au sérail de Mozart, ainsi qu’une pièce brésilienne qui s’appelle Abajur Lilas de Plinio Marcos. Elle a longtemps été censurée au Brésil, j’espère ne pas avoir trop de problèmes. Le ballet m’intéresse également, j’ai reçu de nombreuses demandes de compagnies de danse pour la mise en scène de ballets.
Comment voyez-vous le Liban aujourd’hui? Vous y revenez souvent?
Je ne suis plus venu au Liban pendant vingt ans. Mes parents étaient à l’étranger, donc j’avais moins de raisons d’y retourner. À leur retour vers la fin des années 90, je suis revenu les voir. Mon père est mort en 2006 et ma mère s’est installée ici. Elle est pourtant née au Brésil, elle a grandi là-bas, mais elle est extrêmement attachée à ce pays et ne veut plus quitter Beyrouth. Le Liban est un pays profondément fascinant. À présent que j’y reviens davantage, je m’y attache de plus en plus. Je m’y sens chez moi, je sens mes racines ici. Et plus largement, je sens des racines civilisationnelles d’une profondeur incroyable. Ce que je ne retrouve pas au Brésil, où tout est très récent culturellement. Il n’y a pas une densité historique comme on en trouve ailleurs. Ici, lorsque je me promène, je vois et je sens que ce pays a une histoire et une culture plurimillénaire, que l’on est au centre des civilisations. Le passé existe et on se souvient, alors qu’au Brésil, on fait constamment table rase. Tout est encore vierge là-bas. Mais le Liban sait aussi très bien se réinventer. Lorsque je suis revenu au Liban dernièrement, j’ai vu qu’en six mois, des panneaux solaires avaient poussé un peu partout sur les toits. J’ai trouvé cela incroyable, cette capacité de se renouveler, même au plus bas.
Quelque part, j’ai envie de revenir au Liban. Je sens que j’ai une place ici, j’ai des choses à dire. Il y a des Libanais qui font des choses intéressantes un peu partout dans le monde. Je crois qu’en ce moment, l’artiste libanais a vraiment des choses à dire. Il ne se sent pas écouté mais il a des choses à exprimer, beaucoup de sentiments enfouis, réprimés.
Par Héloïse Uberti
Cet article a été originalement publié sur le site de l'Agenda culturel.
Lire aussi
Commentaires