Si l’expression est pour la première fois décelable dans le Journal (1893) d’André Gide («J’aime assez qu’en une œuvre d’art on retrouve ainsi transposé, à l’échelle des personnages, le sujet même de cette œuvre par comparaison avec ce procédé du blason qui consiste, dans le premier, à mettre le second en abyme»), le procédé de mise en abyme, lui, est bien plus ancien. Il remonterait, en effet, aux figures fractales ou récursives du mathématicien italien Leonardo Fibonacci Pisano qui, au XIIIe siècle, avait entre autres œuvré à faire connaître à l’Occident les mathématiques arabes.
Qu’est-ce donc que la mise en abyme? C’est un procédé qui place un objet, en le rendant plus petit, dans son double, qui est plus grand, lequel est inclus dans son propre double encore plus grand, ainsi de suite ou inversement. Comme on pourrait l’imaginer, l’abyme en question est susceptible d’être répété un nombre illimité de fois, jusqu’à générer un effet de distorsion infinie. Ce procédé, bien que d’origine géométrique, se retrouve tout autant dans les arts, en photographie, en peinture, au théâtre, au cinéma, en littérature, en publicité visuelle, etc. Il suffit, pour s’en convaincre, de penser par exemple à la publicité américaine originelle de Quaker Oats montrant un homme portant un paquet de Quaker Oats sur lequel est représenté le même homme avec le même paquet (Armstrong & Co. Lith., Boston, Massachusetts, 1905), ou encore, au roman allemand L’Histoire sans fin (1979) de Michael Ende, dans lequel un adolescent, ayant volé dans une bibliothèque un livre intitulé L’Histoire sans fin, se retrouve à l’intérieur du récit du livre volé à mesure qu’il avance dans sa lecture et ainsi de suite. On pourrait tout aussi bien penser à la toile Dalí de dos peignant Gala de dos éternisée par six cornées virtuelles provisoirement réfléchies dans six vrais miroirs (1972) de Salvador Dalí, etc. Les exemples de mise en abyme en tous domaines sont pléthore.
On raconte que le peintre sévillan Antonio María Esquivel (1806-1857), souffrant d’une cécité partielle, décide, en 1839, de mettre un terme à sa vie misérable en se jetant dans les eaux du Guadalquivir. Toutefois, le grand fleuve, sublime et magnanime, aimant et généreux, al-wādi al-kabīr, comme l’avaient appelé les Arabes, dès le VIIIe siècle, c’est-à-dire dès la conquête musulmane de la péninsule Ibérique et l’établissement du Royaume andalous, refuse d’«abîmer» le peintre dans ses profondeurs abyssales et le repousse tendrement vers le rivage. Ses amis espagnols, poètes et peintres pour la plupart, rassemblent alors l’argent nécessaire à la chirurgie qui le sauvera définitivement de la cécité. Pour les remercier de leur aide, Antonio María Esquivel peindra, en 1846, la toile qui le rendra célèbre et qui sera considérée comme l’œuvre picturale maîtresse du romantisme espagnol: La Réunion des poètes (en espagnol: Los poetas contemporáneos. Una lectura de Zorrilla en el estudio del pintor). Au centre de la toile, est représenté, dans une formidable mise en abyme, le poète José Zorrilla y Moral (1817-1893), lisant des vers dans l’atelier même du peintre au moment de l’exécution de la toile, vers qui constitueront le manifeste du romantisme espagnol.
On raconte, en amont, que ces vers en question avaient été déclamés en 1837 par le même José Zorrilla y Moral au cours des obsèques de son ami, un journaliste et écrivain madrilène, Mariano José de Larra (1809-1837), qui s’était suicidé en se tirant une balle dans la tête, mais non sans avoir, auparavant, exprimé ouvertement son admiration pour les cimes du Mont Liban et, plus particulièrement, son amour pour le cèdre fier et invincible: «Le génie, comme le cèdre du Liban, pousse sur les cimes, il grandit et se renforce dans la tempête et non dans les bas-fonds.» Les vers dont il s’agit auront conséquemment eux aussi été l’objet d’une mise en abyme.
La Réunion des poètes, 1846. Huile sur toile 144 x 217 cm. Antonio Maria Esquivel (1806-1857).
On raconte qu’en littérature, la toute première illustration de la mise en abyme serait celle mise à l’œuvre dans Les Mille et une nuits, recueil de contes emboîtés où un narrateur premier raconte comment Shéhérazade, la fille du grand vizir, ayant épousé le sultan misogyne et féminicide, Shahryar, devient une conteuse, en racontant toutes les nuits à son époux une histoire dont la suite est reportée au lendemain. Dans ses contes, Shéhérazade donne la parole à son tour à une multitude de conteurs qui se mettent eux aussi à raconter leurs innombrables aventures, tant et si bien que le sultan, amoureux des récits de son épouse et suspendu à ses lèvres de conte en conte et de nuit en nuit, ne peut plus se décider à lui donner la mort. Quoi qu’il en soit, les historiens conviennent que Les Mille et une nuits ont, au moins, trois sources fondamentales: une source indo-persane se situant entre les IIIe et VIIe siècles, une source bagdadienne se situant entre le IXe et le XIe siècle et, enfin, une source égyptienne, se situant entre le XIIe et le XIIIe siècle. Magnificence, grandeur et harmonie de l’imaginaire des peuples du Proche-Orient…
On peut raconter aujourd’hui que ces mêmes peuples du Proche-Orient ont perdu la mémoire et, par conséquent, le fil rouge de leur Histoire d’autrefois. Et, pour mes petites histoires emboîtées et ma construction en abyme, disons que j’aimerais tant qu’ils puissent se rappeler que, jadis, ils avaient conscience de partager un même creuset, duquel émergeaient les plus brillantes intelligences, les plus belles imaginations, les plus merveilleuses inventions. Pour mes petites histoires emboîtées et ma construction en abyme, j’aimerais tant que les Arabes, pour leur part, puissent à nouveau se mirer, en retrouvant leur mémoire, dans l’eau du Guadalquivir et se rappeler qu’ils sont bien capables d’être eux-mêmes, tout comme ils avaient perçu le fleuve autrefois, magnanimes et sublimes, empathiques et généreux. Pour mes petites histoires emboîtées et ma construction en abyme, j’aimerais tant que nous, Libanais, puissions nous «abymer» dans la citation de Mariano José de Larra pour retrouver à nouveau la dignité des cèdres et nous rappeler que notre génie ne saurait re-éclore dans les bas-fonds.
Et, cependant, saurais-je ignorer qu’en dépit de quelque effort de mise en abyme que ce soit, fût-elle imaginée à l’infini, certaines amnésies sont irrémédiables?
Qu’est-ce donc que la mise en abyme? C’est un procédé qui place un objet, en le rendant plus petit, dans son double, qui est plus grand, lequel est inclus dans son propre double encore plus grand, ainsi de suite ou inversement. Comme on pourrait l’imaginer, l’abyme en question est susceptible d’être répété un nombre illimité de fois, jusqu’à générer un effet de distorsion infinie. Ce procédé, bien que d’origine géométrique, se retrouve tout autant dans les arts, en photographie, en peinture, au théâtre, au cinéma, en littérature, en publicité visuelle, etc. Il suffit, pour s’en convaincre, de penser par exemple à la publicité américaine originelle de Quaker Oats montrant un homme portant un paquet de Quaker Oats sur lequel est représenté le même homme avec le même paquet (Armstrong & Co. Lith., Boston, Massachusetts, 1905), ou encore, au roman allemand L’Histoire sans fin (1979) de Michael Ende, dans lequel un adolescent, ayant volé dans une bibliothèque un livre intitulé L’Histoire sans fin, se retrouve à l’intérieur du récit du livre volé à mesure qu’il avance dans sa lecture et ainsi de suite. On pourrait tout aussi bien penser à la toile Dalí de dos peignant Gala de dos éternisée par six cornées virtuelles provisoirement réfléchies dans six vrais miroirs (1972) de Salvador Dalí, etc. Les exemples de mise en abyme en tous domaines sont pléthore.
On raconte que le peintre sévillan Antonio María Esquivel (1806-1857), souffrant d’une cécité partielle, décide, en 1839, de mettre un terme à sa vie misérable en se jetant dans les eaux du Guadalquivir. Toutefois, le grand fleuve, sublime et magnanime, aimant et généreux, al-wādi al-kabīr, comme l’avaient appelé les Arabes, dès le VIIIe siècle, c’est-à-dire dès la conquête musulmane de la péninsule Ibérique et l’établissement du Royaume andalous, refuse d’«abîmer» le peintre dans ses profondeurs abyssales et le repousse tendrement vers le rivage. Ses amis espagnols, poètes et peintres pour la plupart, rassemblent alors l’argent nécessaire à la chirurgie qui le sauvera définitivement de la cécité. Pour les remercier de leur aide, Antonio María Esquivel peindra, en 1846, la toile qui le rendra célèbre et qui sera considérée comme l’œuvre picturale maîtresse du romantisme espagnol: La Réunion des poètes (en espagnol: Los poetas contemporáneos. Una lectura de Zorrilla en el estudio del pintor). Au centre de la toile, est représenté, dans une formidable mise en abyme, le poète José Zorrilla y Moral (1817-1893), lisant des vers dans l’atelier même du peintre au moment de l’exécution de la toile, vers qui constitueront le manifeste du romantisme espagnol.
On raconte, en amont, que ces vers en question avaient été déclamés en 1837 par le même José Zorrilla y Moral au cours des obsèques de son ami, un journaliste et écrivain madrilène, Mariano José de Larra (1809-1837), qui s’était suicidé en se tirant une balle dans la tête, mais non sans avoir, auparavant, exprimé ouvertement son admiration pour les cimes du Mont Liban et, plus particulièrement, son amour pour le cèdre fier et invincible: «Le génie, comme le cèdre du Liban, pousse sur les cimes, il grandit et se renforce dans la tempête et non dans les bas-fonds.» Les vers dont il s’agit auront conséquemment eux aussi été l’objet d’une mise en abyme.
La Réunion des poètes, 1846. Huile sur toile 144 x 217 cm. Antonio Maria Esquivel (1806-1857).
On raconte qu’en littérature, la toute première illustration de la mise en abyme serait celle mise à l’œuvre dans Les Mille et une nuits, recueil de contes emboîtés où un narrateur premier raconte comment Shéhérazade, la fille du grand vizir, ayant épousé le sultan misogyne et féminicide, Shahryar, devient une conteuse, en racontant toutes les nuits à son époux une histoire dont la suite est reportée au lendemain. Dans ses contes, Shéhérazade donne la parole à son tour à une multitude de conteurs qui se mettent eux aussi à raconter leurs innombrables aventures, tant et si bien que le sultan, amoureux des récits de son épouse et suspendu à ses lèvres de conte en conte et de nuit en nuit, ne peut plus se décider à lui donner la mort. Quoi qu’il en soit, les historiens conviennent que Les Mille et une nuits ont, au moins, trois sources fondamentales: une source indo-persane se situant entre les IIIe et VIIe siècles, une source bagdadienne se situant entre le IXe et le XIe siècle et, enfin, une source égyptienne, se situant entre le XIIe et le XIIIe siècle. Magnificence, grandeur et harmonie de l’imaginaire des peuples du Proche-Orient…
On peut raconter aujourd’hui que ces mêmes peuples du Proche-Orient ont perdu la mémoire et, par conséquent, le fil rouge de leur Histoire d’autrefois. Et, pour mes petites histoires emboîtées et ma construction en abyme, disons que j’aimerais tant qu’ils puissent se rappeler que, jadis, ils avaient conscience de partager un même creuset, duquel émergeaient les plus brillantes intelligences, les plus belles imaginations, les plus merveilleuses inventions. Pour mes petites histoires emboîtées et ma construction en abyme, j’aimerais tant que les Arabes, pour leur part, puissent à nouveau se mirer, en retrouvant leur mémoire, dans l’eau du Guadalquivir et se rappeler qu’ils sont bien capables d’être eux-mêmes, tout comme ils avaient perçu le fleuve autrefois, magnanimes et sublimes, empathiques et généreux. Pour mes petites histoires emboîtées et ma construction en abyme, j’aimerais tant que nous, Libanais, puissions nous «abymer» dans la citation de Mariano José de Larra pour retrouver à nouveau la dignité des cèdres et nous rappeler que notre génie ne saurait re-éclore dans les bas-fonds.
Et, cependant, saurais-je ignorer qu’en dépit de quelque effort de mise en abyme que ce soit, fût-elle imaginée à l’infini, certaines amnésies sont irrémédiables?
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