La soie et le gouvernorat (1/2)

Le Mont-Liban autonome est une chrysalide née d’un cocon de soie. Sans la soie, il n’y aurait pas eu de gouvernorat. Elle a assuré son économie, sa culture et sa démographie afin d’y asseoir son autonomie politique. La sériciculture a propulsé une révolution sociale qui a distingué le gouvernorat du reste des provinces ottomanes.

Au tout début du XVIIe siècle, le prince Fakhreddin II, désirant consolider l’autonomie de sa principauté, se devait de développer une économie solide. Il cherchait surtout à assurer les échanges avec l'Europe grâce à une production propice à l’exportation. Dans cette optique, il a fait ressusciter une agro-industrie déjà connue au Liban au VIIᵉ siècle, la sériciculture. Pour cela, il a fait planter des mûriers, ériger des Césarées, de Deir el-Amar jusqu’à Sidon, et assuré les voies de transports nécessaires. La production de la soie confortait les relations commerciales de la principauté avec la Toscane et Modène.

Le XIXᵉ siècle

La vision de ce prince ne s’est pleinement concrétisée qu’au XIX° siècle, lorsque le Liban s’est couvert de forêts de mûriers et de dizaines de magnaneries encouragées par les investissements lyonnais et les importations françaises. C’est en 1841 que les frères Portalis (Prosper, Nicolas, Joseph et Antoine Fortuné) ont installé la première filature pour le dévidage des cocons à Btéter dans le caza de Aley, au cœur du Mont-Liban.

Ces magnaneries sont désignées par kerkhéné en libanais. Pourquoi ce terme d’origine hindou (karkhana), signifiant fabrique, aurait-il été facilement adopté par le dialecte local? Serait-ce pour sa proximité avec le verbe syriaque krakh (enrouler) pourvu du suffixe ? La kerkhéné serait donc en syriaque, le lieu où l’on embobine les ballots de soie.

La croissance de la sériciculture à partir de cette date va être surprenante. La soie a accompagné la formation et le développement du gouvernorat autonome du Mont-Liban (Moutasarifiya en turc). Elle a rendu possible sa prospérité et donc son autonomie politico-culturelle. En 1912, le consul général de France à Beyrouth, Gaston Ducousso, dénombrait 183 magnaneries. En 1900, la France absorbait, à elle seule, 90% de la soie du Mont-Liban, pour atteindre 99% à la veille de la Première Guerre mondiale en 1914. Sans la soie, il n’y aurait pas eu de gouvernorat. Elle a assuré son économie, sa démographie, et propulsé sa culture sociale.

La révolution sociale

C’est une révolution sur plusieurs registres qui s’est opérée. Elle était, tout à la fois culturelle, technique, sociale et politique. Désormais, le Liban allait encore contraster davantage avec les régions ottomanes. Dès 1860, 80% de ses terres cultivées étaient couvertes de mûriers. Il produisait et exportait la soie, alors que les provinces voisines comme le Jabal Amel et la Galilée, continuaient de cultiver le coton qu’elles exportaient également vers l’Europe.

Le climat de la montagne libanaise et la tendance francophile de ses habitants attiraient les Lyonnais qui, à leur tour, confortaient la culture française. Ce sont des équipes de fileuses qui venaient assurer la formation des ouvrières libanaises, engendrant un échange culturel au quotidien. Ce sont les Jésuites lyonnais qui, en 1888, ont fondé la faculté de médecine de l’Université Saint-Joseph à Beyrouth. La soie a ainsi laissé son empreinte dans tous les domaines, dont la médecine. À Lyon, les chirurgiens espionnaient les brodeuses dans les filatures, pour leur soutirer les secrets des ligatures et des sutures qui allaient amener un progrès dans la chirurgie.

Au Liban, une révolution sociale s’était aussi produite avec notamment la libération de la femme, qui quitta, dès lors, le foyer et la ferme pour se rendre à l’usine. Elle y rencontrait les instructrices lyonnaises et les femmes d’autres villages. La Chambre de commerce de Lyon encourageait les transferts de compétences techniques, et les échanges commerciaux se multipliaient entre le Liban, le Var, les Alpes-Maritimes et la Corse. Le port de Beyrouth assurait la liaison avec Marseille et formait une complémentarité organique avec le Mont-Liban. Beyrouth vivait au rythme du gouvernorat autonome du Mont-Liban bien plus qu’avec son propre vilayet. Les Montélibanais avaient désormais les yeux rivés sur cette ville qu’ils intégraient à leur vision de projet national.

Les couleurs du Liban

Les bateaux allaient vers Marseille emportant des milliers de Ballots de soie, et s’en retournaient chargés de produits européens, d’objets liturgiques, de meubles d’intérieur, mais aussi de la tuile rouge. En plus des forêts libanaises de mûriers qui contrastaient avec les provinces ottomanes cultivant le blé du Hauran et le coton du Jabal Amel, ce sont les villages libanais qui allaient se métamorphoser en symphonies de couleurs. Les maisons, magnaneries et monastères se sont graduellement coiffés de toitures pyramidales en tuiles rouges.

Cette tuile a radicalement transformé le paysage et l’architecture libanaise bien au-delà de la simple couleur. Les toitures allégées ont permis l’ouverture de triple baies sur les façades, et les plafonds se sont ornés de peintures à la manière toscane ou provençale. Les églises, elles aussi débarrassées de leurs massives voûtes de pierres, se sont élancées en hauteur. Ce nouveau style architectural latinisant a été appelé Beghdédé, du syriaque Bé-gdodo (tressé), relatif aux filets de paille et de roseaux tressés et enduits de plâtre, qui constituent les plafonds légers sous les charpentes.

Ce changement d’échelle s’est accompagné d’un rehaussement des clochers à la manière européenne, tandis que l’intérieur était agrémenté d’autels tridentins, de sculptures et de statues conformes au goût latin. Des monastères et des écoles à grandes charpentes de tuiles sont venues enrichir le panorama. Parmi les déclinaisons verdoyantes des pins, des cyprès et des mûriers, les villages étalaient leurs couleurs rouges chatoyantes. C’est toute l’esthétique de l’environnement naturel et bâti du Mont-Liban qui s’est redessinée et recolorée durant cette époque soyeuse du gouvernorat. 

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