La redécouverte d'une valse inédite attribuée à Frédéric Chopin dans les archives de la bibliothèque-musée Morgan de New York ravive l'enthousiasme autour de son œuvre, suscitant un débat passionnant sur l'authenticité de cette partition et son potentiel enrichissement du patrimoine musical du maître romantique. Décryptage.
Un souffle mystérieux, mais quelque peu nostalgique quand même, semble soulever la poussière des siècles, marquant l'avènement des moissons musicales. La récente annonce, faite le 19 septembre à Leipzig, en Allemagne, de la découverte d'un trio à cordes en sept mouvements, probablement composé par Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) durant sa jeunesse - entre le milieu et la fin des années 1760 - a provoqué une vive effervescence dans les cercles musicaux. Alors que certains ont exprimé leur enthousiasme, d'autres se sont montrés plus sceptiques, plaidant pour une certaine retenue. Les experts ne laissent cependant planer aucun doute: la partition est authentique. À peine cette nouvelle est-elle assimilée qu’une récente découverte vient raviver, une fois de plus, les passions. Et les doutes aussi.
Alors que le monde musical vient tout juste de commémorer les 175 ans de son décès, le 17 octobre, Fréderic Chopin (1810-1849) revient hanter la scène avec une valse inédite, récemment mise au jour dans la salle des coffres de la bibliothèque-musée Morgan de New York, d’après le New York Times. Cette partition précieuse (jusqu’à preuve du contraire), portant en en-tête le mot “Valse” en français, a été découverte par un conservateur, Robinson McClellan, lors d’un inventaire printanier. En cataloguant la collection Arthur Satz, acquise par la Morgan en 2019, il tombe sur le document “Chopin”, portant le numéro 147. Le conservateur s'étonne alors de ne pouvoir associer les vingt-quatre mesures du manuscrit à une valse connue du compositeur polonais, bien qu'elle soit identifiée comme telle dans la collection. Interloqué, il s’interroge: “Qu'est-ce que ça pourrait bien être?” Après avoir photographié la partition et l’avoir jouée sur son piano, McClellan reste dubitatif quant à son authenticité.
Analyse minutieuse
Ce doute le conduit à consulter Jeffrey Kallberg, un spécialiste de Chopin de l’Université de Pennsylvanie. Après une analyse minutieuse du manuscrit, ces derniers, ainsi que d’autres experts et conservateurs externes, tranchent finalement sur la question : la partition serait de la main du compositeur romantique, selon une “forte probabilité”, peut-on lire dans un communiqué publié le 30 octobre par la Morgane. En effet, le papier et l'encre correspondent à ce que Chopin utilisait à l'époque. L'écriture manuscrite s'aligne également avec celle du compositeur, y compris la représentation inhabituelle du symbole de la clé de fa. La partition révèle aussi un gribouillis, une habitude souvent observée sur les partitions du Polonais. Pour en savoir davantage, Ici Beyrouth a pris contact avec le musée américain et a pu examiner la partition de la valse inédite en la mineur.
Malgré les arguments avancés, plusieurs critères pourraient remettre en cause l’authenticité de ce manuscrit. D’emblée, on pourrait facilement noter que la pièce à trois temps, qui remonterait aux années 1830-1835 selon les experts, est largement plus courte que l'ensemble des valses connues de Chopin. Ses premières mesures dissonantes culminent en un éclat retentissant avant qu'une mélodie mélancolique n’en prenne le relais. Selon des musicologues, ce début demeure très singulier, voire étranger au style chopinien. “Ma première réaction est plutôt sceptique: je retrouve, en effet, dans cette œuvrette plus d’éléments ressemblants aux nombreux pastiches réalisés dans le style de Chopin que de ressemblances avec son style véritable, particulièrement entre 1830 et 1835”, indique Abdel Rahman el-Bacha pour Ici Beyrouth.
Signature de Chopin
Le lauréat du Concours musical international Reine Élisabeth de Belgique de 1978 est, en réalité, l'un des rares pianistes (le premier en tout cas) à avoir enregistré l’intégrale des œuvres pour piano seul de Chopin dans un ordre chronologique, et ce, en 2001 pour Forlane. Cette réalisation fait ainsi de lui un expert incontesté de cet univers musical. “Le langage harmonique est très pauvre: quintes parallèles entre la mélodie et la basse, modulations basiques. Aucune tournure mélodique indiquant une étincelle du génie, que l’on peut déceler dans la moindre de ses œuvres posthumes”, explique l’artiste, en soulignant toutefois que, n’ayant pas encore le manuscrit sous les yeux, il ne pourra étayer davantage son avis. Il convient de noter au passage qu’Abdel Rahman el-Bacha a également enregistré, à deux reprises - pour Forlane (1993) et Mirare (2013) -, l'intégrale des 32 sonates de Beethoven, saluée par la presse comme un “événement majeur”.
De son côté, le pianiste libano-britannique, Robert Lamah, diplômé de la prestigieuse Royal College of Music de Londres et ancien disciple de Ryszard Bakst et Louis Kentner, grands interprètes du Polonais, nuance. “Le génie de cette pièce se reflète avant tout dans l'âme du compositeur, que l'on ressent de la même manière dans certaines de ses petites mazurkas. En l'écoutant, on peut ressentir des émotions comparables à celles de certaines ses petites œuvres intimes”, précise-t-il, faisant référence à l’interprétation de Lang Lang au Steinway Hall à Manhattan, le seul enregistrement disponible de cette pièce pour le moment. Bien que la valse soit très simple et brève, on perçoit, selon lui, immédiatement la signature de Chopin, son âme et sa musique. “Que cette pièce soit écrite par Chopin ou non, elle ne va certainement pas enrichir ni nuancer notre compréhension du compositeur en tant que poète du clavier”, conclut Robert Lamah.
Intéressante mais pas bouleversante
Nous avons également pris contact avec Jean-Jacques Eigeldinger, l'un des musicologues les plus éminents au monde, reconnu pour son expertise sur la vie et l’œuvre de Chopin. “À première lecture, il s’agit d’un autographe à n’en pas douter. À première audition, il est permis de s’interroger sur l’authenticité de cette page, qui n’est signée du monogramme de Chopin, à son habitude”, note le professeur honoraire de l'université de Genève. “S’agit-il d’une œuvre complète ou d’un fragment?”, s’interroge le musicologue suisse, avant d’apporter quelques éléments de réponses à la question: “Dans un espace si restreint, le rapport et le changement de caractère entre les 8 mesures initiales, passionnées, orageuses, et les 16 suivantes qui convient à une aimable valse-mazurka, étonne.”
À défaut de fragment, s’agirait-il plutôt d’un essai abandonné? “L’état du texte ne correspond guère aux règles du genre et de la forme Valse (sinon l’usage de la carrure)”, répond-il d’une manière catégorique. Le spécialiste, également jury au Concours international de piano Frédéric Chopin à Varsovie, explique que le compositeur lui-même faisait grande attention à distinguer ses pièces destinées à l’édition des feuillets d’album notés par lui pour des amis et admirateurs. “Tel quel, le texte ne peut guère passer même pour une miniature aboutie”, lance-t-il avec conviction, tout en indiquant que les hypothèses fondées par des spécialistes déboucheront sans doute sur des identités variées. Et Jean-Jacques Eigeldinger de conclure Les médias déforment le jeu en grossissant la découverte - intéressante certes mais pas bouleversante au point de modifier notre appréhension de Chopin.
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