En hommage à Fayrouz à l'occasion de son anniversaire, le deuxième article de notre série revient sur l'héritage des frères Rahbani, créateurs d'un univers musical où le Liban se rêvait comme un symbole d'unité et d'espoir, défiant les ombres de son histoire et désormais son présent ensanglantés. À travers leur collaboration avec celle qu'on appelait à juste titre “la Diva”, et grâce à leur vision fédératrice, ils ont posé la pierre angulaire d'un nouveau Liban, faisant de l'artiste la voix de cette nation en quête de réconciliation et d'identité.

Si un pays avait des yeux, elle en serait les paupières, ces papillons effleurant l’aube de leurs ailes légères pour appeler à la contemplation. Une contemplation pudique du paysage mais ô comme dévorante. La lumière nous réveille alors. Elle nous éveille de notre léthargie, et nous enivre. Sous nos regards affamés, une terre idyllique se pare aussitôt de mille et une couleurs oubliées. Et lorsque ces paupières se referment, c’est un autre monde qui éclot. Ces ailes diaphanes se rabattent pour dissimuler, ne serait-ce que partiellement, l’indicible et épargner nos cœurs des heures sombres. Dans cette obscurité feutrée, la nostalgie devient refuge, et les souvenirs d’antan, des lucioles égarées, dansant au bord de l’oubli. Si le Liban avait des yeux, Fayrouz en serait certainement les paupières. Dans le deuxième article de notre série, et à l’occasion du quatre-vingt-neuvième de la prima donna libanaise, nous explorerons la pensée et le projet politico-socioculturel des frères Rahbani, dont Fayrouz fut d’abord la voix, avant de se muer en une véritable légende: de “l’étoile de Baalbeck” à “l’icône du Liban”.

Voix du peuple

À travers leurs compositions musicales et théâtrales, les frères Rahbani ont su exprimer une vision romantique et idéalisée du Liban, notamment au Festival de Baalbeck dès 1957. Leur musique, marquée par la poésie et le symbolisme, a traduit l'esprit d'une nation en quête d'émancipation, qui apprenait désormais à voler de ses propres ailes. Une nation en voie de réconciliation avec elle-même. Ce Liban utopique devient alors le fil conducteur de leur œuvre, portée par une vision nostalgique, prônant l'harmonie et la diversité. Avec Fayrouz, ils créent d'abord des chansons de variétés, dites folkloriques, de très bon aloi, avant d'opter pour un style plus occidental - une langue musicale créole à cheval entre le système harmonique tonal européen et le système monodique modal levantin. Le trio réussira, néanmoins, à convaincre, voire séduire, même les fervents défenseurs des traditions musicales (monodiques modales) du Mashriq.

Imaginaire collectif libanais

Divers facteurs auraient concouru à l'ascension des Rahbani et, en particulier, à celle de Fayrouz, nourrissant ainsi leur légende. Dotée d’un timbre vocal unique, d’une voix d’alto enrichie d’aigus volatils et de mélismes langoureux, Fayrouz s’impose par une interprétation qui s’éloigne résolument de la tradition égyptienne, jusque-là dominant le paysage musical levantin. Cette rupture avec les conventions suscitera même la révolte de certains, considérant cette évolution comme une altération des traditions établies et perpétuées. “Cette extraordinaire musicienne, d’une élégance extrême, contenant ce timbre si charnel, est sans faute la star la plus flamboyante, la plus hors norme qu’il m’ait été donné de rencontrer”, avait, en revanche, affirmé John Eliot Gardiner, l’un des plus éminents chefs-d ’orchestre de l’époque contemporaine. Par ailleurs, le génie des frères Rahbani en matière de musique traditionnelle populaire s’est enrichi davantage des collaborations avec de grandes figures (de l’ombre, dit-on) comme Philémon Wehbé, Wadih el-Safi, Nasri Chamseddine, Zaki Nassif et Elie Choueiri.

Alliant savoir-faire poétique et grand flair politique, Assi et Mansour Rahbani s’appuyaient sur des conseillers socio-politiques éclairés pour ancrer leurs opérettes dans une profondeur dramatique mais surtout engagée. Ensemble, ils ont imaginé et construit un village libanais virtuel, reflet du projet fédérateur du président Fouad Chéhab et l’intelligentsia chehabiste dans les années soixante et qui s’est prolongé au début de la guerre civile, visant l’unité transconfessionnelle. Le trio a admirablement su broder autour de ce modèle avorté pour peupler l’imaginaire collectif libanais dans une période de grande crise. C’est ce que Frédéric Lagrange, professeur de langue et littérature arabe à Sorbonne Université, désignera sous le terme de “chéhabisme musical”.

Résurrection certaine

L'œuvre des Rahbani s'ancre également dans un attachement profond et inébranlable à la patrie. Pour eux, la terre ne se limite pas à un simple territoire géographique, mais devient un symbole puissant d'identité, de mémoire et de souffrance. Par conséquent, le Liban y est célébré non seulement à travers ses paysages aux couleurs de l’infini, mais aussi comme un pays continuellement martyrisé, toutefois porteur de l'espoir d'une résurrection certaine. Par des chansons telles que Zahrat al-Mada'in (“La Fleur des villes”) et Bhebbak ya Lebnan (“Je t'aime, ô Liban”), leur musique se fait un hymne vibrant d'amour pour ces terres douloureusement chéries. Les Rahbani incarnent ainsi, à travers leur art, un engagement profond, devenant la voix des sans-voix et dénonçant l'injustice qui a défiguré ces terres jadis paisibles.

La campagne et la nature trouvent, en outre, écho dans leur œuvre. Leurs comédies musicales et films, tels que Jisr el Kamar (Le Pont de la lune, 1962), Biyaa el-Khawatim (“Le Vendeur des anneaux”, 1964), Bint el-hariss (“La Fille du garde”), sont imprégnées de cette atmosphère bucolique, où la nature devient un miroir des émotions humaines et de l'âme libanaise.

Contraste avec la réalité

Si l'œuvre des Rahbani est parvenue à dépeindre un tableau idyllique du Liban, elle est aussi été une forme de protestation contre les injustices sociales et les tensions politiques, notamment dans Ayyam Fakhr al-Din (“À l’époque de Fakhr al-Din”, 1966), Al-Chakhes (“La Personne”, 1968) et Jibal al-Sawwan (“Les montagnes de Sawwan”, 1969). Bien que leur musique soit pleine de lumière, elle n'ignore pas les ombres. Le contraste entre la beauté de leurs représentations artistiques et les réalités sociopolitiques du pays a renforcé le caractère symbolique et poignant de leur message. Lorsque la guerre civile éclate en 1975, Fayrouz cesse de chanter au Liban pour échapper à toute instrumentalisation politique, préservant, de ce fait, la vision unificatrice que les Rahbani prônaient. Elle refusera même de chanter pour les royautés, renforçant davantage son image d'interprète du peuple.

Aujourd’hui, alors que Fayrouz s'apprête à entamer sa neuvième décennie, elle ne souffle plus ses bougies, mais rallume celles d’un Liban qui refuse de s'éteindre. Ad multos annos.

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