Maintenant que le régime dictatorial de Bachar el-Assad a été renversé, il reste encore difficile d’imaginer à quoi pourrait ressembler le jour d’après et, plus encore, quel modèle de gouvernance pourrait émerger pour une Syrie post-Assad.
Les factions internes, regroupées sous l’appellation des “forces d’opposition”, se présentent comme un ensemble à la fois hétéroclite et profondément hétérogène, tant par leurs objectifs que par leurs visions politiques ou même idéologiques. À cela s’ajoute l’influence déterminante des puissances extérieures, dont les sphères d’influence et les intérêts géostratégiques pèsent lourdement sur l’avenir du pays.
Ce bouleversement soulève une double problématique: quelles sont les causes géopolitiques qui ont conduit à la chute du régime Assad et quel rôle les puissances extérieures joueront-elles dans l’élaboration du futur modèle de gouvernance syrien?
Le timing de l’offensive éclair ayant conduit à la chute du régime de Bachar el-Assad peut être analysé, en partie, comme une conséquence directe des événements du 7 octobre 2023, lorsque le Hamas a lancé une attaque d’envergure contre Israël.
Dès lors, Tel-Aviv a adopté une double stratégie offensive. D’un côté, une guerre à Gaza, qui, bien qu’ayant capté l’attention de la communauté internationale, s’est révélée contre-productive sur le plan diplomatique, Israël ayant été accusé de génocide et visé par des procédures devant des instances judiciaires internationales. De l’autre côté, une campagne militaire ciblée et méthodique a été menée contre les composantes de l’“axe de la résistance” iranien.
Benjamin Netanyahou a débuté cette offensive sur le maillon jugé le plus vulnérable: la Syrie. Grâce à des frappes chirurgicales guidées par une technologie de renseignements avancée, Israël a éliminé plusieurs généraux des Gardiens de la révolution iraniens à Damas au printemps dernier et au Liban, de juillet dernier jusqu’au cessez-le-feu du 27 novembre.
De ce fait, la guerre au Liban entre le Hezbollah et Israël a joué un rôle déterminant dans la recomposition régionale. Le Hezbollah, pilier central de “l’axe de la résistance”, a subi des revers sans précédent, qui ont culminé avec l’assassinat de Hassan Nasrallah, privant le mouvement pro-iranien de sa chaîne de commandement et d’une grande partie de sa capacité combattive. L’élément déclencheur de cet affaiblissement reste toutefois l’“affaire des bipeurs”: Israël a minutieusement orchestré l’explosion simultanée de milliers de ces dispositifs portés par les lieutenants et commandants du Hezbollah au Liban, blessant de nombreux cadres intermédiaires et désorganisant profondément ses structures opérationnelles. Plongé dans une situation critique, le Hezbollah s’est vu contraint de rapatrier en urgence ses opérateurs déployés en Syrie, dans une tentative de regarnir ses rangs au Liban, et ce, en pleine guerre avec Israël. Cette manœuvre a eu pour effet d’accentuer la fragilité du régime syrien livré à lui-même.
L’Iran, principal perdant
De ce fait, l’Iran apparaît comme le principal perdant de la chute du régime syrien. Tout d’abord, le corridor stratégique reliant les quatre pays qui composent son “axe de résistance”, l’Iran, l’Irak, la Syrie et le Liban, a été rompu, privant Téhéran d’une voie essentielle pour le transport d’armes, d’équipements militaires, de fonds et de personnel.
Cette rupture s’est concrétisée, sous l’influence américaine et sous l’égide des forces kurdes, par la création d’une sorte de zone tampon, de Bou Kamal à Deir ez-Zor et Palmyre. Un développement qui a mis fin à l’influence iranienne dans cette région cruciale, alors que la présence géostratégique de Téhéran en Syrie était déjà considérablement réduite, à la faveur des récents bouleversements. Le Hezbollah, autrefois un acteur régional décisif, a ainsi vu ce rôle s’éroder, affaibli par son engagement dans la guerre contre Israël, ce qui l’a contraint à se replier au Liban.
En face, la principale force rebelle ayant pris le contrôle de Damas, Hay’at Tahrir al-Cham (HTC), reste fermement opposée à l’influence iranienne.
Toutes ces dynamiques contraignent désormais Téhéran à repenser en profondeur sa stratégie régionale, lourdement mise à mal par les développements en cours, et à réévaluer sa position au sein de l’équilibre géopolitique du Moyen-Orient. Dès lors, son rôle dans une gouvernance post-Assad reste incertain, si tant est qu’un rôle lui soit attribué.
Si le régime de Bachar el-Assad a pu se maintenir depuis le début de la guerre civile en 2011, c’est en grande partie grâce à l’appui décisif des Gardiens de la révolution iraniens et du Hezbollah, renforcés par le soutien stratégique de la Russie. Moscou a joué un rôle clé dans ce pays, d’abord en 2013 pour préserver le régime face à des menaces existentielles, puis par une intervention militaire directe en 2015, qui a marqué un tournant décisif en faveur d’Assad.
Toutefois, depuis février 2022, les priorités du Kremlin se sont déplacées vers l’Ukraine, à la faveur du conflit d’usure interminable qui absorbe désormais l’essentiel de ses ressources.
La Russie a donc procédé, durant les deux années précédentes, à un redéploiement progressif de ses troupes et équipements en Syrie. D’ailleurs, ses six navires de guerre stationnés à Tartous ont quitté il y a quelques jours la Méditerranée pour éviter qu’ils ne soient saisis.
Parallèlement, Moscou risque de perdre ses bases stratégiques en Syrie, notamment les bases navales de Tartous et de Lattaquié et la base aérienne de Hmeimim, remettant en question sa présence géopolitique et sa sphère d’influence dans la région.
Ce retrait progressif reflète une véritable débâcle pour Moscou, menaçant l’un de ses principaux investissements stratégiques. La Russie devient ainsi le deuxième grand perdant de la chute d’Assad. Comme le souligne Gilles Kepel, politologue spécialiste du monde arabe, cette situation révèle que Vladimir Poutine est devenu un “colosse aux pieds d’argile”.
Étant donné les incertitudes entourant la pérennité de sa présence militaire en Syrie, la question du rôle de la Russie dans ce pays, dans une gouvernance post-Assad, demeure en suspens. Cette présence, qui constitue le fondement de sa légitimité dans les équilibres politiques locaux, est aujourd’hui fragilisée par des enjeux stratégiques et géopolitiques plus larges.
Quant aux États-Unis, qui se trouvent actuellement dans une phase de l’entre deux administrations, avec le prochain départ du président Joe Biden et de l’entrée en fonction du président élu Donald Trump, ils pourraient redéfinir leurs orientations sous la présidence de ce dernier, connu pour son caractère imprévisible.
Durant sa récente campagne, Trump avait réitéré sa promesse de retirer les troupes américaines de Syrie, un engagement déjà formulé en 2016 mais jamais exécuté en raison de l’opposition des généraux du Pentagone. Dans une publication récente sur le réseau social X, il a défendu une posture non-interventionniste, désignant le dossier syrien comme une “problématique locale ne justifiant pas une implication américaine”. Néanmoins, malgré les déclarations de Trump, Washington maintient, pour l’heure, une présence militaire dans le nord-est de la Syrie et une influence notable via ses alliances avec les factions kurdes. Cette situation également laisse planer des incertitudes sur le rôle des États-Unis dans une gouvernance post-Assad.
Quant à Israël, acteur géostratégique régional, son objectif primordial semble être l’établissement d’une zone démilitarisée le long de ses frontières avec le Liban et la Syrie, consolidant ainsi sa sécurité nationale.
Déjà en contrôle depuis dimanche de la zone d’exclusion de 14 km du Golan et du Mont Hermon, Israël s’est employé à intensifier ses frappes en Syrie, ciblant à plusieurs reprises les dépôts d’équipements militaires de l’ancien régime, notamment ceux abritant des missiles de longue portée, susceptibles de menacer son territoire.
Dans cette optique, Israël cherche à empêcher toute recomposition de l’armée syrienne avec des moyens offensifs significatifs, en particulier des capacités balistiques.
Bien que Tel-Aviv ne soit pas destiné à jouer un rôle direct dans une gouvernance post-Assad, il aurait néanmoins la capacité de modifier les équilibres géostratégiques et géopolitiques de la région si sa sécurité venait à être menacée. Cela dit, il semble hautement improbable qu’Abou Mohammad al-Joulani, leader de HTC, se préoccupe d’Israël, tant il sera absorbé par les défis liés aux recompositions politiques internes syriennes.
Enfin, la Turquie joue un rôle central dans la configuration politique syrienne, en exerçant une influence considérable sur des factions majeures, notamment l’Armée nationale syrienne.
Depuis le début de la guerre civile, l’armée turque a mené plusieurs interventions transfrontalières, principalement contre les forces kurdes syriennes, établissant de facto une zone sous contrôle turc le long de la frontière nord de la Syrie.
Aujourd’hui, la Turquie semble privilégier la création d’une zone tampon dans le nord-est de la Syrie, visant à contenir l’influence kurde tout en sécurisant ses propres zones d’intervention dans le nord-ouest syrien.
De ce fait, et à travers sa sphère d’influence sur des factions politiques importantes, la Turquie sera tentée de jouer un rôle dans une gouvernance post-Assad. Un rôle qui serait comme une garantie de sécurité de ses frontières.
Pour résumer, les deux plus grands perdants de la chute du régime d’Assad semblent être la Russie et l’Iran, dont le rôle dans une éventuelle gouvernance post-Assad reste hautement incertain. Quant aux États-Unis, l’imprévisibilité de leur président élu rend leur position encore plus ambiguë. Israël, en revanche, continuera de jouer un rôle géostratégique et géopolitique de premier plan, en tant qu’acteur militaire capable de modifier à tout moment les équilibres régionaux pour garantir sa sécurité. De son côté, la Turquie cherchera à s’imposer dans une gouvernance post-Assad, motivée par la nécessité de sécuriser ses frontières.
Toutefois, de nombreuses questions demeurent sans réponse et il serait prématuré de parler de phase transitoire tant les incertitudes persistent.
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