Gebran Tuéni, une blessure aujourd'hui apaisée mais toujours béante
©Ici Beyrouth

Gebran,

À quatre jours de la dix-neuvième commémoration de ton assassinat, aujourd’hui, la région connaît enfin un incroyable bouleversement. Cet évènement tant attendu et espéré et qui ne venait plus, ce vieux rêve caressé par des générations de Libanais depuis 1976, cet espoir que toi-même n’as jamais cessé de nourrir, pour tes enfants d’abord, pour tes compatriotes tant humiliés mais si courageux et résilients, pour le pays en entier. Ce rêve, ce but ultime pour lequel tu as œuvré toute ta vie, avec courage et détermination s’est enfin réalisé.

Bachar el-Assad est tombé, déchu, en fuite, humilié, enfin!

Le monde entier n’en revient pas, sonné par la soudaineté et la rapidité de l’évènement.

La région est en liesse, le Liban, Beyrouth, Achrafieh.

Cet Achrafieh, si cher à ton cœur et qui a connu les pires exactions aux mains de ce régime et de ses sbires locaux. À commencer par le déluge de fer et de feu lors de la guerre des 100 jours en 1978, en passant par avril 1981, février 1984, les voitures piégées, l’année 1989... La période noire entre 1990 et 2005 où ils étaient là, écoutaient aux portes, surveillaient nos faits et gestes, scrutaient nos rêves la nuit.

Trop de souvenirs douloureux qui en réveillent d’autres, souvent aussi tragiques. C’est l’effet domino des souvenirs.

Achrafieh ne pouvait qu’être en liesse en ce jour béni. On y a célébré cette libération à coups de slogans, de chants, de serments. TON serment du 14 mars 2005 a été repris par une foule en délire! Que d’émotion, de fierté en dépit de tous les malheurs, toutes les tragédies.

Le bonheur, enfin!

De retour chez moi, je suis assaillie par des milliers d’images.

En 1989, alors que je m’apprêtais au moindre son à dévaler les 7 étages qui nous séparaient du sous-sol, ton insistance à rester dans ton bureau du 6ème étage au plus fort des bombardements, “la mort, tu disais, tu l’apprivoises, tu la prends par le bras et tu continues ton chemin”… “Nous n’avons ni le luxe ni le temps de la craindre…”

En 1990, tes larmes de révolte et de rage à l’annonce de la mort de Dany Chamoun et de sa famille, et ton abattement à l’idée de quitter ton pays, ton champ de bataille, d’avoir à connaître l’amertume de l’exil.

Mais deux ans sont vite passés, pendant lesquels tu prenais sans interruption le pouls du pays, tu respirais son oxygène à travers les combinés des téléphones de tes amis, tes collaborateurs.

Et au bout de deux ans, c’est la délivrance, tu rentres pour quelques jours en décembre 1992, pour revenir définitivement en 1993. Et c’est là que les chantiers que tu inities se suivent à une vitesse vertigineuse; le supplément loisirs du Nahar, celui des jeunes, la reprise du supplément culturel, les conférences panarabes (tu voulais à tout prix remettre ton Liban et sa presse sur l’échiquier professionnel international), les congrès internationaux auxquels tu étais le premier Libanais à participer, le Forum de Davos qui est tombé amoureux de ton charisme, l’Association mondiale des journaux aux comités de laquelle tu appartenais et qui s’enorgueillit de t’avoir comme partenaire pour la défense des libertés, l’Unesco, à la refonte de l’image duquel tu avais participé aux côtés des grands publicistes et communicateurs de l’époque, chapeautés par Koichira Matsuura lui-même. Ta participation spontanée à la campagne de Jamil Mouawad, élu président de la République d’Équateur et que ta fibre patriotique avait choisi d’aider. La création d’un magasine moderne, Noun, qui s’adressait à la “nouvelle femme libanaise”, ta fameuse lettre ouverte à Bachar el-Assad en mars de l’an 2000, qui a fait le tour du monde et à la suite de laquelle la presse du monde entier était venue voir de près cet homme courageux qui osait s’adresser publiquement aux tyrans qu’étaient (et restèrent) les Assad. Ta participation active et passionnée à la naissance du front de Kornet Chehwan, pensé par feu le grand patriarche Sfeir et dirigé par le non moins grand Mgr. Youssef Béchara, parti trop tôt lui aussi. Kornet Chehwan qui a été le précurseur des “Rencontres du Bristol”, puis du 14 mars 2005!

Les souvenirs se bousculent dans ma tête, il y en a que le temps avait presque effacés, mais qui me revenaient avec une clarté fulgurante. D’ailleurs, un des plus beaux de ces moments revenus à ma mémoire reste la messe du 11 mai 1997 du pape Jean-Paul II sur le front de mer, quand les organisateurs t’avaient reconnu et t’avaient placé, ainsi que tes amis, à même le sol, mais au premier rang, aux premières loges. Magnifique moment d’émotion et de communion, un immense privilège!

Mais le plus beau restera sans doute ton discours du 14 mars 2005, ton discours-serment, dont l’écho résonne jusqu’à ce jour dans les oreilles de ceux présents sur la place des Martyrs, de tous ceux qui suivaient en direct à la télévision, et plus tard, et toujours, à chaque occasion où il est question de revenir à ce grand jour et au grand moment qui l’avait marqué.

Quelques mois plus tard, “on” t’arrachait aux tiens, à ta famille, tes amis, tes collaborateurs, tous ceux qui te connaissaient de près ou de loin et pour lesquels tu représentais un idéal de patriotisme et d’intégrité.

Aujourd’hui la blessure est toujours béante, quoique apaisée par l’immense évènement du dimanche 8 décembre.

Et puis, pour me consoler, je me dis que tes journées étaient en réalité de 48 heures, ce qui, selon mes comptes, te donnerait 96 ans!...

Repose en paix mon ami, mon héros.

 

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